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« Je vois les miens mourir sans que j’aie rien à leur donner. Je les ai placés sur les créneaux, armés comme de coutume, afin de faire penser aux Mores qu’ils pourraient combattre.

« Dans le château d’Uraña il n’y a plus rien qu’un pain. Si je le donne à mes fils, que deviendra ma femme ? Si je le mange, moi, misérable, les miens se plaindront. »

Il fit du pain quatre morceaux et les jeta dans le camp. Un de ces morceaux alla tomber aux pieds du roi.

« Allah écrase mes Mores ! Allah les écrase ! On nous pourvoit le camp avec les restes du château ! »

« Il fit sonner les clairons et lever aussitôt le siège[1]. »


N’est-ce point là un petit poème complet, simple, héroïque, une chose qui vit par soi-même ? Pourquoi donc vouloir briser et supprimer un des moules que l’art a créés ? Pourquoi d’une forme poétique gracieuse et vivante vouloir faire une chose inerte et sans nom, un accident, un débris ?

L’autre hypothèse sur la formation des romances est, comme je l’ai dit, la proposition diamétralement inverse de la précédente. Les critiques qui la soutiennent partent d’un point que je tiens, quant à moi, pour très vraisemblable, à savoir que, malgré les rajeunissemens successifs du langage, plusieurs groupes de romances, l’histoire si barbare des Infans de Lara par exemple, et même quelques parties plus douces du Romancero del Cid, sont ou peuvent être antérieurs aux fragmens publiés par don Thomas Antonio Sanchez ; mais ils vont beaucoup plus loin. A les en croire, le Poème du Cid n’est qu’un assemblage d’anciennes romances agglomérées et cousues ensemble. Ainsi, il nous faut passer des hyperboles de la synthèse aux exagérations de l’analyse. Tout à l’heure on prétendait que le génie humain a commencé par élever en se jouant des constructions colossales ; à présent on soutient qu’il a pu à peine remuer des grains de sable. On regarde comme improbable qu’il se soit trouvé, au milieu du XIIe siècle, un poète doué d’assez de force pour composer quelques milliers de vers, sans en ramasser çà et là les matériaux. Cette supposition d’un poème formé, à la façon des mosaïques, d’une multitude de pièces de rapport, est une des moins heureuses applications du système anti-homérique de Wolf, et, au besoin, elle pourrait en être la critique. L’expérience en effet la réfute. N’a-t-on pas rapproché, avec un soin laborieux, plusieurs séries de romances relatives aux mêmes faits ? Ne possède-t-on pas plusieurs romanceros particuliers, celui du roi don Rodrigue, celui du Cid, d’autres encore ? Eh bien ! je le demande, ces agrégations, plus ou moins habilement disposées, nous offrent-elles le moins du monde

  1. M. Depping, Romancero Castellano, t. I, p. 276 ; M. Damas Hinard, Romancero, t. II, p. 243.