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chevalier la veille[1]. En peu d’instans, Diègue Ordoñez lui a fendu le crâne, et, se tournant vers les murs de Zamora : « Où es-tu, Arias Gonzale ? Envoie ton second fils, car c’en est fait du premier. » Le vieillard envoya son second fils nommé Diègue Arias, et don Diègue Ordoñez fit de ce jeune homme comme il avait fait de l’autre. Fernand Arias, le troisième fils du vieillard, se présente et est aussi blessé à la tête ; mais il avait d’un premier coup blessé don Diègue, et d’un second coup atteint son cheval, qui l’emporta hors des barrières. En vain Ordoñez voulut-il rentrer en lice, les juges ne le permirent pas, et ainsi finit ce combat, sans qu’il fût vérifié qui étaient les vainqueurs, de ceux de la ville ou de ceux du camp. Cependant une dernière scène, d’une rédaction plus récente, termine ce drame. Le vieil Arias Gonzale, placé, peu de temps après, en présence de celui qui l’a privé de ses deux fils, se laisse emporter à des outrages pleins de bravades et de jactance, que lui-même, de sens plus rassis, condamne comme l’effet d’une passion qu’il aurait été mieux et plus digne de réprimer :


« … Lâche que vous êtes, s’écrie le vieillard ; brave avec les enfans, mais, en face des hommes qui ont de la barbe au menton, peureux comme un lièvre devant un lévrier !…

« Si j’étais entré dans le champ, vous ne vivriez pas joyeux, et je ne porterais pas pour mes fils ce triste vêtement de deuil. Loin de là ; celui de Bivar le porterait pour vous comme je le porte, et ce serait le moindre des exploits dont mon bras dût être fier.

« Car enfin, Ordoñez, je sais que vous êtes plus arrogant que brave, et vous savez bien, vous, que moi toujours je fais plus que je ne dis. Et vous savez aussi que par crainte le roi don Sanche empêcha les trois comtes que j’avais provoqués de venir se mesurer avec moi.

« Vous connaissez mes vaillantises, lorsque moi, Zamoran, je dis : « Enfoncez le fer et tirez du sang, et donnez de l’éperon à ce cheval ! » lorsqu’après en avoir tué deux, je me mis, pour un qui m’échappa, à m’arracher la barbe, comme si j’eusse été vaincu, et aussi comment les comtes qui avaient osé m’attendre furent précipités de cheval à la première rencontre de ma lance. À cause de quoi les dames descendirent des estrades et me pressèrent à l’envi dans leurs bras, ce qui eût engagé mille jeunes garçons à donner leurs tendres et fraîches années, jaloux qu’ils étaient du vieillard à cheveux blancs !… Ces glorieux exploits, je les rappelle pour mon honneur et pour ta honte ; car tes beaux faits, à toi, c’est d’avoir tué un jeune homme et un enfant ! »

« Le courtois don Diègue Ordoñez, se modérant en homme bien appris, lui répondit à haute voix, mais d’un ton respectueux et soumis. Et d’un air gracieux, le coude appuyé sur son épée, le bras relevé sur sa poitrine et le menton sur la main, il lui dit :

« Ces prouesses et ces exploits merveilleux, le ciel et ta bonne fortune les ont

  1. Une romance spéciale raconte tous les détails de cette cérémonie touchante. Voyez M. Damas Hinard, Romancero, p. 88 ; M. Depping, Romancero Castellano, p. 176.