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On peut fixer à trente mille le nombre des habitans de cette capitale, parmi lesquels deux mille Chinois exerçant l’industrie, un nombre un peu plus considérable de Népalais et quelques centaines de Cachemiriens. Tous y vivent du commerce, qui se concentre dans la principale ville du Thibet, fréquentée depuis bien des siècles par les caravanes de la Haute-Asie. Cependant il ne faut pas se méprendre sur l’importance de ce trafic ; là où les transports se font au moyen de bêtes de somme, les échanges ne se pratiquent pas sur une grande échelle ; un navire de tonnage moyen porte plus de marchandises qu’une caravane de mille chameaux. — Par une singularité qui se rattache sans doute à quelque circonstance historique, le privilège de battre monnaie appartient, dans les états du lama, à des familles musulmanes, vouées à cette profession de temps immémorial.

Si ce n’était la jalousie du gouvernement chinois, les étrangers trouveraient un bon accueil au milieu de la population thibétaine, que les récits des voyageurs nous dépeignent comme industrieuse, franche, hospitalière à la façon des montagnards, et tolérante pour toutes les croyances. Cette tolérance n’exclut pas le fanatisme en ce qui concerne la religion locale. Il arrive parfois que des querelles de couvent à couvent soulèvent tous les habitans d’un district et amènent des collisions sanglantes, car là tout est religieux, et l’esprit de féodalité se cache dans les cloîtres. Dans ces cas, les voyageurs, pour ne pas se compromettre, font conduire leurs chevaux et leurs ânes par des femmes qui sont respectées, même en temps de guerre. Ces divisions intestines, ces levées de boucliers, n’ont pas de retentissement hors du pays ; elles sont comme les éclairs inoffensifs que l’on regarde sans crainte du fond de la vallée, quand, par une soirée d’orage, ils illuminent la montagne. En somme, les Thibétains ont des mœurs douces ; les questions religieuses, les prophéties, les pronostics, voilà ce qui les occupe plus que la politique humaine. Peu aguerris, pacifiques voisins, ils doivent le repos dont ils jouissent à la protection peu onéreuse du gouvernement chinois. En 1715, les Eleuths (tribu kalmouk alors en voie de migration) envahirent le Thibet, pillèrent Lhassa, les temples et les monastères, puis, faisant main basse sur tous les lamas qu’ils purent prendre, ils les transportèrent en Tartarie sur des chameaux, enfermés dans des sacs. Le nombre de ces religieux est immense : sur une population totale de six millions d’habitans, on en compte quatre-vingt mille et plus voués pour la plupart au célibat, ce qui suffirait à faire croire que le sexe féminin est moins abondant au Thibet que dans le reste de l’Asie. On en aurait une preuve plus frappante dans l’usage de la polyandrie, auquel cette nation n’a pas renoncé : tous les frères épousent une même femme ; mais, si les Thibétains sont à peu près le dernier peuple de la terre qui suive cette révoltante coutume, n’oublions pas que les Scythes,