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aux affaires que des hommes incorruptibles. Il serait sans doute très désirable qu’on pût décréter la vertu ; mais comment faire ? À nos yeux, le moyen le plus sûr, c’est de rendre la condition des hommes publics meilleure, c’est d’assurer leur avenir, et de ne pas les livrer, avec une fortune médiocre, aux tentations qui les entourent. Depuis long-temps, l’Angleterre a pris ce parti, et elle s’en trouve bien. Ce n’est peut-être pas héroïque, mais c’est prudent, et, quand il s’agit de la faible humanité, la prudence est plus sûre que l’héroïsme. Aujourd’hui la vie publique est la seule profession qui ne donne point à ceux qui la suivent une rémunération suffisante : l’industrie, le commerce, le barreau, toutes les carrières ouvrent à ceux qui les exercent la voie d’une honorable fortune ; la vie publique ne conduit pas toujours à ce résultat. C’est là, disons-le franchement, un vice radical dans nos institutions. Si l’état veut être bien servi, il faut qu’il récompense bien ceux qui le servent. Il n’y a pas de fonctions qui exigent un plus rare concours de facultés que les fonctions publiques ; il n’y en a pas qui donnent plus d’amertumes et d’inquiétudes, qui dévorent plus vite la force et la vie. On ne peut espérer de les voir long-temps recherchées par des hommes de véritable valeur, si elles ne sont accompagnées de justes avantages. « Ne vous occupez pas de vos affaires personnelles, disait Napoléon à ses lieutenans, je m’en occupe pour vous. » Et en effet le général heureux, à son retour d’une campagne, trouvait une magnifique dotation, un riche mariage. Aujourd’hui l’état dit bien à ses serviteurs : « Ne vous occupez pas de vos affaires ; » mais il ne s’en occupe pas lui-même. Est-il bien étonnant qu’ils y songent un peu de leur côté ?

Dans ces derniers temps, nous avons vu une crise ministérielle. Quel spectacle nous a-t-elle présenté ? Lorsqu’il a fallu remplacer les ministres sortans, on n’a trouvé à peu près personne. Tous ceux qui occupent des fonctions lucratives et honorables ont peu d’envie de les quitter pour les fonctions plus brillantes, mais infiniment plus chanceuses, du ministère. On a été conduit à choisir trois absens, et voyez quelle serait la condition de ces trois nouveaux-venus, si le cabinet venait à quitter demain les affaires ! M. le duc de Montébello a dû résigner, pour devenir ministre, une grande ambassade, M. le général Trézel le commandement d’une division militaire, M. Jayr la seconde préfecture de France. Que par un de ces reviremens de la politique toujours possibles et imminens le ministère soit forcé de se retirer, il est plus que probable qu’ils ne retrouveront aucune de ces trois positions. Ceux d’entre les ministres qui ont une fortune personnelle peuvent en prendre aisément leur parti ; mais que feront en pareil cas ceux qui n’ont d’autres revenus que la place qu’ils ont gagnée par toute une vie de travaux ? On peut dire que ces considérations sont vulgaires, qu’elles portent bien ce qu’on appelle l’empreinte du temps, qu’elles dénotent une grande préoccupation des intérêts matériels. Soit ; mais nous voudrions bien savoir dans quel temps et dans quel pays ces intérêts n’ont pas joué un grand rôle. L’honneur de servir sa patrie est bien précieux, sans doute, même quand il est payé par une vie de luttes fiévreuses et d’émotions pénibles ; mais est-il donc absolument nécessaire de le payer par le sacrifice de sa famille ? Ne venons-nous pas de voir le gouvernement forcé de proposer aux chambres une pension de 12,000 fr. pour donner de quoi vivre à la veuve et aux enfans d’un ancien ministre de la marine ?