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à un point où d’autres la reprendront ; mais cette conception du beau, qui emploie pour se produire les formes et les symboles extérieurs qui l’ont excitée, n’est pas additionnellement perfectible. Tout homme qui n’a pas son monde intérieur à traduire n’est pas un artiste. L’imitation est le moyen et non le but ; par exemple, Raphaël est virginal, Rubens sensuel, Rembrandt mystérieux, Ostade rustique. Le premier cherche dans la nature les formes qui se rapprochent le plus de son type préconçu ; il choisit les plus belles têtes de femmes et de jeunes filles, il épure leurs traits, allonge les ovales de leurs figures, amincit leurs sourcils vers les tempes, arque leurs paupières et leurs lèvres pour les faire coïncider avec le sublime modèle qu’il porte au dedans de lui-même. Rubens a besoin de chairs satinées, de chevelures blondes, de bouches et de joues vermillonnées, de velours miroitans, de soies chiffonnées, de métaux lançant des paillettes de feu. Pour traduire la fête éternelle, la kermesse royale qui se donne dans son ame, il emprunte la pourpre, l’or, le marbre et l’azur partout où ils se rencontrent. Rembrandt, ame de songeur, d’avare, d’antiquaire et d’alchimiste, prend aux vieux édifices leurs arcades noires, leurs vitraux jaunes, leurs escaliers en colimaçon qui grimpent jusqu’aux voûtes et se perdent dans les caves, aux marchands de bric-à-brac leurs anciennes armures, leurs vieux coffres, leurs vases bossués, leurs ajustemens étranges ou tombés en désuétude, aux synagogues leurs rabbins les plus chauves, les plus chassieux, les plus ridés, les plus sordides et les plus rances, et, de toutes ces formes douteuses, bizarres, effrayantes, qu’il plonge dans l’ombre fauve de son atmosphère, il fait son œuvre lumineuse et sombre, il réalise ses rêves ou plutôt ses cauchemars. Ostade, quand il asseoit un Flamand près d’un tonneau, à cheval sur un banc de bois, dans un de ces intérieurs où le sentiment du foyer rustique se traduit d’une façon si pénétrante, ne copie pas le manant qu’il a devant lui, bien qu’il paraisse quelquefois en faire le portrait ; il le fait servir à la reproduction de l’idéal rustique qu’il porte en lui-même. Aussi, on peut dire que nulle vierge ne l’est autant qu’une madone de Raphaël, que nulle santé ne s’épanouit aussi vivace que celle des femmes de Rubens ; que jamais alchimiste n’a regardé d’un œil plus inquiet, plus scrutateur, plus profond, le macrocosme rayonner aux murs de sa cellule, que cet homme esquissé en deux coups de pointe, qui se lève à demi de son fauteuil, dans une des formidables eaux-fortes de Rembrandt, et que le rustre le plus lourd, le plus pataud, le plus bizarrement taillé à coups de serpe, le plus vêtu de haillons bruns, le plus terreux et le plus enfumé, est presque un citadin à côté d’un paysan d’Ostade. Où ces peintres ont-ils vu une semblable vierge, une telle courtisane, un pareil alchimiste et un paysan de cette tournure ?

De tout ceci, il ne faut pas conclure que l’artiste soit purement subjectif ;