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tous les caprices du crayon et du ciseau. Les griffons, les hydres, les dragons, les harpies, les méduses, les sirènes, les tritons, sont revendiqués par l’histoire naturelle. Dans le champ de l’ornementation, qui semble sans limites, la végétation, avec ses feuillages, ses calices, ses branches, ses brindilles, fournit les motifs de tous les rinceaux, de tous les enroulemens, de tous les ramages. Une fleur de l’Amérique ou de l’Inde se charge bientôt de démontrer au dessinateur, qui croyait avoir inventé une fleur fabuleuse, qu’il n’est qu’un plagiaire ou qu’un copiste. Les Sarrasins eux-mêmes, qui ont cherché le principe de leurs arabesques dans l’enlacement et la complication des lignes, ne sont pas sortis des décompositions du cercle, du triangle, du carré, et des autres figures mathématiques. Ces lacs prodigieux qui serpentent sur les murs de l’Alhambra, ces stalactites qui pendent des voûtes de la salle des Abencerrages et des Deux-Soeurs, n’ont pas une forme dont ne puisse rendre compte la trigonométrie ou la cristallographie. Dans la fabrique des vases, dont les lignes sembleraient toutes d’invention, les types sont fournis par la courge, l’oeuf vidé, le calice des fleurs et aussi par les nécessités du contenu. — Jamais artiste, si grand qu’il fût, n’a imaginé une forme, et, quand on veut rendre des sujets abstraits comme Dieu, les esprits célestes, on est obligé d’en revenir aux types humains, l’invention d’une figure autre que celle-là étant impossible.

Cette impuissance de rien créer en dehors de ce qui est nécessite, pour la manifestation du beau, l’emploi des formes naturelles. Bien que l’idéal ou le sentiment de la perfection soit inné chez lui, il faut que l’artiste cherche son alphabet dans le monde visible, qui lui fournit ses signes conventionnels, suivant l’expression de M. Töpffer ; mais, si l’idée du beau préexiste en nous, préexiste-t-elle chez un aveugle-né, par exemple ? Quelle image peut se faire du beau de l’art un pensionnaire des Quinze-Vingts ? Par le tact, il peut arriver à une certaine conscience des contours et des saillies ; mais cette notion confuse et partielle est insuffisante pour apprécier même la sculpture, le plus matériel des arts dans son expression. Juger le mérite et la beauté d’une statue à l’aide d’un toucher nécessairement successif serait peut-être possible à un artiste qui aurait perdu les yeux, son éducation faite ; un aveugle de naissance n’y parviendra jamais. Il faut donc admettre que l’idée du beau n’est pas aussi absolument subjective que l’affirme Kant, et qu’elle n’est pas toujours une opinion, mais très souvent une impression. En fermant une des fenêtres qui mettent l’ame en communication avec le monde extérieur, vous rendez obscures celles de ses facultés qui y répondent, et vous annihilez les notions qu’on aurait pu croire innées. Sans doute, on objectera qu’elles subsistent à l’état latent et qu’elles ne semblent anéanties que faute de moyens de se formuler ; mais ceci touche à des questions d’une telle difficulté, à savoir la mutilation