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que de matériaux j’aurais sous la main ! car, il faut bien l’avouer, l’ignorance mêlée de fatuité a rarement été plus commune que de nos jours. Dès qu’on sait moins les choses, on le prend sur un ton d’autant plus haut. Et non-seulement on ne se donne pas la peine d’aller puiser à la source éloignée, on ne puise même pas à la source la plus prochaine, c’est-à-dire au livre dont on parle et dont on se contente de lire l’étiquette. Aussi les jolis contresens, les charmantes bévues qui se débitent ! Combien de fois le Pirée a-t-il été pris pour an homme ! Très sérieusement, dans la bouche d’un écrivain qui se donne pour érudit, le Périple d’Hannon n’est-il pas devenu tout un nom d’auteur ? Les choses ont été si loin en ce genre, que le monde, qui, pourtant, ne se pique pas d’érudition, a pris souvent cette ignorance arrogante sur le fait et en a ri. C’est là une des causes qui ont le plus contribué à discréditer la critique auprès des lecteurs, — l’ignorance et aussi le charlatanisme ; car il est bon de reconnaître que le charlatanisme n’y a pas mis de ménagemens, et que le monde, malgré son peu d’attention, a été forcé de voir que la critique se moquait de lui en cherchant à lui imposer des admirations qu’elle n’avait pas elle-même. Qu’on se rappelle à ce propos tous les brevets d’esprit et de talent qui se distribuent si facilement en certains endroits. Ah ! le bon billet qu’a La Châtre ! C’est bien de ces réputations qu’on peut dire : Vérité dans le feuilleton, erreur au-delà !

Le tableau est-il exagéré ? Il est plutôt adouci, et ceux qui savent le fond des choses avoueront que j’aurais pu appuyer davantage. Je ne veux insister que sur un point, c’est que la critique d’aujourd’hui se perd par l’excès et l’hypocrisie de l’éloge, comme celle d’autrefois se compromettait par le dénigrement et l’injure. C’est là sa maladie particulière. Jadis on poursuivait d’injures un chef-d’œuvre ; maintenant on s’emploie surtout à vanter à outrance des monstruosités. La critique est comme une conspiration organisée de l’éloge. Or, si le mal que produit le système du dénigrement et de l’invective est borné, celui que peut produire le système de la fausse louange est sans limites, surtout avec l’espace qu’il occupe et la place qu’on lui a faite.

Après toutes ces faiblesses de la critique, faut-il s’étonner du trouble profond qui règne dans la littérature actuelle, et qui, de la littérature, est passé dans le monde moral ? Faut-il s’étonner que nous soyons sur la mauvaise pente et que nous la descendions rapidement ? Le siècle avait pourtant bien commencé. Or, nous sommes au milieu, et, à ce sujet, je me rappelle un mot du cardinal de Bernis : « Il est plaisant, écrivait-il vers le milieu du siècle dernier, que la vanité s’élève à mesure que le siècle baisse. » N’en déplaise à M. le cardinal, cela était plus triste que plaisant ; mais enfin il constatait un fait, et je demande si ce qu’il disait de son temps n’est pas parfaitement applicable au nôtre ! Jamais la vanité fut-elle plus à la hausse ? Et quel est l’optimiste qui oserait prétendre