Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/980

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à l’ombre. Combien en avez-vous vu depuis qu’on a sonné les cloches pour votre baptême ?

— Quelque chose comme soixante-douze, monsieur, répondit le vieillard avec un léger sentiment d’orgueil.

— Et toujours sans infirmités, ni maladies ?

— Dieu m’a fait la grace d’assister soixante et onze fois sur mes pieds à la fête de la gerbe, reprit Va-de-bon-Coeur, sans compter une fois sur les bras de celle qui me nourrissait. J’espère bien qu’il me laissera la gloire de n’y avoir jamais manqué pendant les années que j’aurai passées sur terre.

— Vous avez assez de chance pour ça, vieux père, reprit le meunier ; il y a des gens, comme on dit, qui sèment de l’orge pour récolter du froment, et vous êtes de ceux-là.

J’ajoutai que c’était, en effet, merveille d’avoir pu traverser sain et sauf toutes les épreuves auxquelles le métayer des Boutières avait été exposé. J’espérais ménager ainsi une transition qui nous conduirait naturellement aux récits que je venais chercher ; mais le vieux paysan laissa tomber l’allusion comme une flèche qui n’avait point porté et se rejeta sur ce que Dieu était tout-puissant, espèce de lieu commun fataliste avec lequel les paysans du Maine ferment toujours le chemin que vous ouvrez à la conversation, quand ils sont résolus à ne pas vous y suivre.

Je fis plusieurs autres tentatives qui, pour être plus directes, ne furent pas plus heureuses. Mon compagnon, qui m’avait laissé manœuvrer à vide, me regarda en clignant l’œil d’un air narquois.

— Eh bien ! je vous avais averti qu’il y aurait du tirage, me dit-il lorsqu’on vint nous inviter à entrer dans la métairie ; mais il ne faut pas vous décourager. Le grain demande plus d’un jour pour mûrir. Quand le cognac que nous apportons aura donné un coup de soleil au vieux, vous verrez sa mémoire s’ouvrir comme un épi au mois d’août.

Malgré l’assurance du meunier, je doute que ses prévisions se fussent réalisées sans une circonstance qui rompit la glace entre le vieux chouan et moi. J’avais appris, dans la conversation, que le métayer des Boutières avait un procès de voisinage. C’était, certes, le moins que l’on pût demander à un paysan manceau, et ce procès unique témoignait de son bon caractère. Le propriétaire du Moulin-Neuf m’avait avoué, le matin, qu’il en poursuivait sept, sans compter les oeufs de procès qui attendaient le moment d’éclore. Cependant Va-de-bon-Coeur paraissait préoccupé de cette affaire, et, ayant appris mon titre d’avocat, il voulut à toute force faire apporter les papiers par son petit-fils. J’ai aujourd’hui complètement oublié l’objet du débat qui allait s’engager devant le juge de paix du canton, je me rappelle seulement qu’en parcourant le contrat, j’y trouvai une clause qui ne pouvait laisser aucun doute sur le