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pour traire les vaches que pour les défendre contre les loups. Exposé d’ailleurs aux railleries à cause de son bégaiement, il s’était habitué à vivre à l’écart et dans le silence. Il en fut tout autrement de François et de René, qui s’adonnèrent à la contrebande du faux sel, comme Jean. Le premier avait de grands rapports de caractère avec le gas mentoux. C’était la même audace et la même loyauté, mais il y joignait une nuance rare chez le paysan manceau, l’inclination romanesque. Quant à René, il résumait en lui, avec une effrayante énergie, toutes les violentes inclinations de sa race. Indomptable et sans pitié, il unissait à ce courage brutal qui se renouvelle dans le sang la rapacité plaignarde que la rudesse de sa condition apprend au paysan. Tour à tour comique comme Harpagon, ou terrible comme Trestaillons, ses mots eussent fait sourire, si ses actes n’avaient fait frissonner.

Deux filles, Perrine et Renée, complétaient la famille Cottereau. Elles laissèrent leurs frères s’engager successivement dans la guerre civile, sans y prendre aucune part active, et elles ne quittèrent point la closerie des Poiriers. L’usage et la bonne réputation leur en faisaient un devoir, car, sévèrement reléguée dans les fonctions domestiques, la femme du Maine doit y persister encore pendant la tourmente. Aussi, tandis que partout ailleurs, en Normandie, en Bretagne, en Vendée, dans le midi, les femmes combattirent avec les insurgés, dans le Maine, toutes restèrent désarmées et gardèrent la maison. En cela, les compatriotes de Jean Chouan ne maintenaient pas seulement les privilèges de leur sexe, ils obéissaient encore à leur ordinaire prudence. Le proverbe :

Maison délaissée,
La première pillée,


est précisément né entre Laval et Mortagne, et, si le Manceau voulait bien donner sa vie au roi, il tenait à garder au moins son avoir.

On n’a pas oublié comment Jean Chouan avait été sauvé par le voyage de sa mère à Versailles : bien qu’il eût vu la cravate de chanvre à hauteur de son cou, l’incorrigible faux-saulnier recommença bientôt son commerce et se trouva mêlé à une lutte dans laquelle un gabeleur fut encore tué. Ses antécédens le désignaient, en quelque sorte, comme le meurtrier ; il fallut que la famille de Talmont s’entremît pour le sauver, et elle ne put étouffer l’affaire qu’en éloignant Jean du pays. Elle le fit partir pour Lille, où il entra dans le régiment de Turenne.

Une année se passa assez bien ; mais, au retour de la belle saison, Jean commença à s’ennuyer après son pays. On sentait l’odeur des foins coupés, les taillis avaient toutes leurs feuilles ; c’était le beau temps pour la contrebande du faux sel. Le gas mentoux regardait dans le bleu du ciel du côté du Maine. Enfin, un jour, à la revue, le colonel lui ayant