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C’étaient, pour ainsi dire, deux mondes distincts à explorer, et j’avais arrangé mon itinéraire en conséquence. J’allais d’Agram, capitale de la Croatie, à travers quatre-vingt-dix lieues de plaine, à Presbourg, capitale parlementaire du royaume de Hongrie, d’où je comptais me rendre par Gran, capitale catholique, à Bude, capitale administrative, enfin à Pesth, capitale intellectuelle et centre de la politique magyare.

Nous passâmes la Drave à une journée au nord d’Agram, et je me trouvai tout d’un coup, sans transition, au milieu d’une société nouvelle. Les villages offraient le même aspect de simplicité primitive et de misère qu’en Illyrie : des maisons recouvertes de chaume et souvent sans cheminée, des siéges de bois et rarement des lits. Cependant, à la place de ces grands corps bruns, de ces robustes Croates à la taille élancée, au visage ovale, à la physionomie ouverte et presque enfantine, nous avions devant nous une population forte aussi, mais ramassée, au visage rond, à la physionomie orgueilleuse et rude. Cette population est hospitalière et bienveillante, mais non point, pour l’étranger du moins, avec cette sympathie empressée et fraternelle qui nous saluait au foyer illyrien. Cette réserve n’a pourtant rien qui déplaise, car elle ne cesse point d’être simple, et elle peut passer pour de la gravité orientale. Si d’ailleurs, à propos de quelque danse du pays ou de tout autre incident dont s’amuse le patriotisme des campagnes, on sait diriger la conversation sur le terrain de la politique, on trouvera tout d’un coup ces hommes si contenus expansifs à l’excès, comme si, malgré leur indigence, ils vivaient principalement pour la chose publique. Quelles exagérations d’ailleurs dans ce langage hyperbolique ! Que de croyances bizarres ! Nous entendons, de la bouche de ces paysans drapés dans leurs peaux de mouton huileuses, que le peuple magyare est le plus grand des peuples, et que la langue nationale est la plus harmonieuse des langues. Nous apprenons que les seigneurs sont plus nobles que le roi ; que quelques-uns descendent de Noé par Attila ; que saint Étienne, patron de la Hongrie, est le premier saint du ciel ; que Dieu a donné la révélation en langue magyare, et qu’il porte sur son trône éternel le costume national de la Hongrie. Nous saurons aussi (car le paysan n’est point sans songer à la gloire extérieure du pays), nous saurons que l’ambassadeur d’Autriche à Paris, très puissant par la vertu de sa nationalité sur le roi des Français, l’a déterminé ou contraint à étudier la langue héroïque, l’idiome magyare, tout comme la diète a fait pour sa majesté le roi de Hongrie[1]. Et s’il est quelque paysan gentilhomme qui pense que la France n’est point convenablement gouvernée, nous le verrons, dans la prochaine assemblée de comitat, proposer que le rappel du comte Apponyi soit demandé par députation à Vienne[2].

Ces paysans gentilshommes, que l’on ne distingue point d’abord des simples paysans corvéables (les uns et les autres végètent dans une égale indigence), représentent cependant une fraction originale de la société magyare dans les campagnes. Ils possèdent des droits politiques ; ils sont membres-nés des diètes de comitat. Quelques-uns montrent même un certain esprit d’indépendance ;

  1. Il ne faut pas oublier que l’empereur d’Autriche n’est que roi constitutionnel en Hongrie, et qu’il n’y porte point d’autre titre que celui de roi.
  2. Cette proposition a été faite dans le comitat de Pesth il y a deux ans.