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de sérénité ; mais, ne frayant point assez avec la vie, elle devenait moins capable de la comprendre et de la guider. D’abstractions en abstractions elle s’en allait aux abîmes, et c’est au moment où elle tombait sur leur pente que le sentiment de la réalité vient maintenant la ressaisir. Ceux pourtant qui avaient suivi le courant de leur siècle sans chercher ni à s’en tirer, ni à l’interrompre au moyen des systèmes, ceux qui avaient été nourris de la sagesse de tout le monde, ceux-là se sont trouvés les mieux préparés lorsqu’est arrivé le jour de la pratique. Si la pratique ne s’ensuit, à quoi bon les théories ? Des négocians, des industriels, des propriétaires, de simples cultivateurs, se sont mis à parler des plus grands intérêts de la chose publique, des lois les plus graves de l’ordre social, et l’on n’a pu s’empêcher d’admirer comment ils les entendaient mieux que ceux qui en avaient écrit de gros livres. L’éclat des mérites académiques a souffert un peu de la comparaison, mais il y a dans l’établissement universitaire de la Prusse assez de vigueur native, assez de libre accès, pour que les générations nouvelles puissent facilement y apporter l’esprit nouveau. La Prusse ne voudra point cesser d’être la capitale de l’enseignement en Allemagne.

Tel est l’ensemble des circonstances historiques et naturelles, des circonstances de temps, de personnes et de lieux, l’ensemble enfin des institutions de toute sorte, ecclésiastiques et militaires, administratives et scientifiques, tel est l’édifice incomplet et incorrect, mais puissant et hardi, qui s’élève aujourd’hui du Rhin à la Vistule, et se nomme orgueilleusement la monarchie prussienne. Reste maintenant à nous représenter la société qui habite et soutient ce vaste édifice, qui travaille avec une infatigable patience à le restaurer, à l’agrandir, à le vivifier, qui lutte sans relâche pour y faire entrer plus d’air et de lumière, pour lui ouvrir des issues plus larges, pour obtenir le droit d’y circuler plus à l’aise ; reste à nous représenter la nation, — non point celle des Silésiens ou celle des Rhénans, celle des Westphaliens ou celle des Saxons, mais la nation entière dans son ensemble politique, — non point les fils esclaves de la terre, de la race ou du climat, mais les enfans émancipés de l’intelligence, mais le peuple formé par ce concours des idées et des volontés qui crée les grands peuples, — la nation prussienne emplissant la monarchie prussienne. C’est là le tableau que je tâcherai d’esquisser en racontant la diète de 1847. A travers toutes ses faiblesses, toutes ses contradictions, tous ses mécomptes, c’est là l’image imposante qu’elle m’a laissée dans l’esprit.


ALEXANDRE THOMAS.