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quand elle penchait de ce côté. Un pays qui possédait tous les élémens de la richesse est ainsi resté stérile, et une indigence effrayante y régnait, avant même que de nouveaux malheurs y eussent appelé le deuil et la famine.

Que de misères accumulées dans ces villages d’un aspect si pauvre et si repoussant ! Des huttes étroites et sombres, formées de tronçons d’arbres grossièrement attachés ensemble par des liens d’osier et recouverts d’argile et de paille ; tout cela jeté pêle-mêle autour d’une église en ruine à quelque distance du domaine, voilà pour l’extérieur. Entrez sous l’humble toit : hommes et bestiaux y couchent pêle-mêle en hiver sur la même paille. Rarement vous y trouvez un lit de camp, quelques siéges en bois, quelques ustensiles de ménage. Rien de plus triste que ce spectacle de la famille au foyer, si ce n’est cette foule de travailleurs en haillons que les officiers domaniaux chassent devant eux comme un vil troupeau, le matin, dès le lever du soleil, pour les conduire à la corvée. Si leurs vêtemens en lambeaux attestent leur indigence, leurs visages soucieux et abattus témoignent plus vivement encore de leur découragement. Il est facile de voir que les souffrances morales ne sont pas ici les moins grandes.

Cependant ces malheureux avaient toujours, jusqu’à la dernière insurrection, supporté avec patience les excessives rigueurs du sort et de la loi, et l’on pourrait citer plus d’une preuve touchante de leur résignation. En voici un exemple pris au hasard entre mille autres. De pauvres habitans d’un village situé dans le cercle de Zloczow avaient pour seigneur un comte autrichien établi en Gallicie. Celui-ci, depuis trente ans, était dans l’habitude d’exiger et d’obtenir d’eux un surcroît de corvées entièrement illégales, et un jour, pour vaincre leurs refus, il avait dû requérir l’assistance du commissaire du cercle. Ce fonctionnaire se présenta avec un escadron de dragons pour escorte. Les anciens du village, chargés de parler au nom de la communauté, dirent qu’ils se plaignaient vainement depuis beaucoup d’années d’un abus de pouvoir, et qu’ils demandaient humblement pour cette fois d’être autorisés à quitter leurs fermes avec leurs familles et à chercher un autre seigneur. Le commissaire, pour toute réponse, les fit étendre l’un après l’autre dans la position du coupable auquel on va appliquer la peine du bâton. Le plus jeune comptait soixante-dix ans. Ils se soumirent, et ils reçurent six coups de stock, en récitant pieusement les litanies. L’exécution devait continuer et le nombre des coups augmenter de vingt à chaque victime, on procède ainsi par gradation dans cette sorte de torture souvent mortelle ; mais les vieillards ne pouvaient pas subir cette nouvelle épreuve : ils se résignèrent, se reconnurent coupables et retournèrent tristement à leur tâche[1].

L’histoire moderne de la propriété en Gallicie abonde en faits de ce genre. Ce n’est pas que la loi et l’humanité aient toujours sommeillé. On a pu constater plus d’une fois de bons sentimens, des idées généreuses chez les seigneurs ; dans les dernières années, on les a vus eux-mêmes prendre l’initiative des projets de réforme et proposer à la chancellerie de Vienne d’accorder aux cultivateurs une partie des concessions rendues nécessaires par l’esprit du temps[2]. Enfin,

  1. On peut consulter à cet égard un écrit qui a pour titre : du Gouvernement paternel de l’Autriche. Malgré la regrettable précipitation dont il porte les traces trop visibles, il contient quelques renseignemens utiles.
  2. Cette proposition a été faite à la diète de 1842 et n’a pas cessé d’être renouvelée depuis. Malheureusement les pouvoirs de cette diète sont à peu près illusoires, malgré les stipulations des traités, qui ont voulu garantir à ce pays des institutions nationales. Les suppliques des membres, timidement faites et peu écoutées, n’ont point eu de succès. Il a fallu le terrible enseignement des faits pour montrer combien elles avaient de justesse et d’à-propos.