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plusieurs fois protégés dans leur fuite, parlaient de son érudition et de ses vues profondes ; enfin les paysans dont il avait partagé les expéditions répétaient que nul ne l’égalait pour manier un fusil, monter à cheval ou conduire une barque. Il fatiguait les plus vigoureux marcheurs, paraissait ne sentir ni la faim, ni la soif, supportait sans y prendre garde le vent, la pluie et le soleil. Il parlait peu ; mais chacune de ses paroles laissait un souvenir. Dans les haltes, on le voyait s’asseoir à l’écart, relire des lettres ou se promener en murmurant des phrases cadencées dont le sens échappait à ses rustiques compagnons. Enfin il possédait cette merveilleuse faculté de doubler son esprit pour le partager entre plusieurs préoccupations. On l’avait vu dans le même instant donner un ordre, écouter un rapport et écrire un billet, sans que sa pensée en parût ralentie ou troublée.

Ajoutez à tant de dons l’irrésistible puissance du mystère ! On ne connaissait ni ses retraites, ni ses ressources, ni ses moyens de communication. Il paraissait et disparaissait comme ces champions des romans de chevalerie que l’on voyait arriver la visière baissée, enlever tous les prix du tournoi, puis s’éclipser, dans un nuage de poussière. Aussi toutes les suppositions avaient-elles été épuisées à son sujet. Après lui avoir successivement attribué les noms les plus connus de la Vendée, on commença à répéter tout bas celui du duc d’Enghien. Il venait, disait-on, pour reconnaître le pays, en étudier les forces et préparer l’arrivée du comte d’Artois, espèce de messie politique toujours promis aux royalistes et toujours vainement attendu.

Vrai ou faux, un pareil bruit donnait à M. Jacques l’autorité du rang qui manquait à Jambe-d’Argent pour discipliner la chouannerie. Ce dernier lui demanda une entrevue. Le rendez-vous devait avoir lieu au château de Champ-Fleuri, près de Laval. Arrivé à la grande avenue, Treton, qui avait avec lui deux de ses gens, la France et Sans-Peur, s’arrêta tout à coup près de la barrière. Il était pâle, ému et semblait hésiter. Ses deux compagnons lui demandèrent à quoi il pensait.

— Je pense, répondit Jambe-d’Argent, que le sort des paroisses va dépendre de ce que décidera M. Jacques, et que je ne saurai peut-être pas lui expliquer ce que je comprends, car les idées ressemblent aux coups de fusil : pour qu’elles portent, ce n’est pas tout de faire feu, il faut encore viser. Aussi j’ai un poids sur le cœur en pensant à la grandeur de ce que je vais faire et au peu que je suis.

— Allons donc ! répondirent les chouans, qui ne comprenaient pas ces angoisses d’une grande conscience, n’es-tu pas le plus fin gars de ce côté-ci de l’eau ? Tu parleras bien, et, avec l’aide de Dieu, M. Jacques sera content.

— Oui, avec l’aide de Dieu ! reprit vivement Treton ; il ne faut pas désespérer tant qu’il est pour nous.