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dans l’alambic vital une action directe sur les mouvemens, les dispositions de l’ame. Pour le vulgaire, toute idée doit prendre corps, sous peine de rester incomprise ; et, comme les médecins ne sont pas précisément portés à faire prédominer l’intelligence sur la machine physique, il se fit alors une confusion assez naturelle entre les divers états de l’ame et les humeurs de toute espèce auxquelles on accordait une importance si considérable. De là mille locutions qui n’ont d’autre origine que cet amalgame curieux entre l’organisme physique et l’organisme intellectuel : Flegme, colère, sang-froid, atrabilaire, mélancolie, et tant d’autres mots que Cabanis lui-même n’aurait pu rendre plus expressifs, plus nettement, plus explicitement matérialistes. De là aussi l’introduction du mot humeur dans le vocabulaire métaphysique : bonne humeur fut synonyme de gaieté, mauvaise humeur de tristesse. Les Italiens appellent humorista l’homme dominé par l’humeur du moment, le capricieux, l’obstiné. Les Anglais à leur tour, — et il y a long-temps de cela, — créèrent leur mot humourist, que je trouve ainsi défini dans un lexique de 1747 : Full of humours, whimsies, or conceits ; — rempli d’humeurs (c’est-à-dire de caprices), de boutades chimériques, d’imaginations folles, d’entêtemens inexplicables. Puis, un beau jour, — peut-être à propos de Butler et d’Hudibras, peut-être à propos de Burton, l’analyseur de la mélancolie, ou de John Bunyan et de son Pilgrim’s Progress, — cette expression, qui servait à définir le caractère, s’appliqua, par une déduction facilement comprise, au tempérament intellectuel, à l’excentricité littéraire, et l’humour devint, par une série de curieuses métamorphoses, certain égotisme de la pensée complètement affranchie, certaine effusion des sensibilités maladives, certain cynisme des intelligences solitaires, certain tour d’esprit naturellement bizarre, justement remarqué comme un caractère à part de la littérature anglaise, où surabonde peut-être cette individualité de l’écrivain, si rare ailleurs.

Je ne vois pas, pour ma part, un seul Allemand que je voulusse qualifier d’humoriste, non pas même Tieck, l’écrivain-fée, pas même Jean-Paul, le papillon in-folio, der Einzige, comme ils l’appellent ; pas même Hoffmann, dont l’idiosyncrasie névralgique, en ses morbides exaltations, ne s’affranchit jamais des procédés littéraires, et qui garde je ne sais quelle méthode jusque dans les plus étranges hallucinations de la fièvre. Or, ce défaut d’individualisme sincère, d’audacieux abandon, remonte bien haut en Allemagne, car on l’a reproché aux Minnesingers eux-mêmes, qui étaient pour la plupart de véritables érudits, paraphrasant volontiers l’Énéide, comme Henry de Veldeck, ou tout au moins prêts à subir un examen en règle, comme les plus humbles maîtres-chanteurs. Ceux-ci, on le sait, n’étaient jamais admis dans leurs Saengerzünfte (confréries lyriques) sans avoir fourni leur chef-d’œuvre