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de sang qui se creuseraient sous leurs pas ? Au milieu de ces tableaux aux couleurs sombres et terribles, la vue se repose avec bonheur sur la figure de cette jeune fille qui garde à l’officier un amour si dévoué. C’est comme une limpide échappée d’azur à travers les nuages d’un horizon menaçant. La Fille du capitaine plaça du premier coup Pouchkine à la tête des romanciers de son pays, comme depuis long-temps il avait été placé à la tête de ses poètes.

L’Histoire de Pougatcheff, la Fille du Capitaine, une relation attachante et animée du voyage qu’il fit en Asie à la suite des armées russes, tels sont les titres principaux de Pouchkine comme prosateur. Le romancier ne serait toutefois qu’imparfaitement connu, si nous ne mentionnions, à côté de la Fille du Capitaine, une charmante nouvelle, la Dame de pique, et les ravissantes bluettes intitulées : Contes de Belkine. Belkine est le pseudonyme dont Pouchkine signa ces légères compositions. Ici, le poète nous fait vivre de la vie des camps. Ce sont de folles nuits passées autour d’un tapis vert, puis le souper égayé par le champagne pétillant, des récits superstitieux qui captivent l’attention et font battre le cœur. Là, c’est la vie de la campagne avec ses habitudes provinciales, un déguisement de jeune fille curieuse, deux haines de province apaisées par un mariage ; plus loin, c’est un enlèvement entouré de circonstances qui ne peuvent exister qu’en Russie, ou bien c’est le récit effrayant, l’histoire fantastique du fabricant de cercueils. Partout, dans les Contes de Belkine, se révèle un vif sentiment du génie national et des mœurs populaires de la Russie.

Je viens d’indiquer la double valeur des écrits de Pouchkine : l’auteur de Poltava a renouvelé, comme prosateur, la langue russe, en même temps qu’il ouvrait à ses contemporains, comme poète, des sources nouvelles d’inspiration. On sait aussi quel accueil la Russie a fait à cet interprète de la pensée nationale. Quant à l’Europe, il faut le dire, elle est restée trop indifférente au rôle que Pouchkine a joué dans son pays. La France surtout n’a eu long-temps qu’une idée vague de ce grand mouvement littéraire commencé et dirigé par un seul homme. Ici même cependant[1], une étude biographique sur Pouchkine avait déjà indiqué l’importance de ses travaux. Pendant long-temps, on a pu s’étonner qu’une plume française ne cherchât point à le traduire. Aujourd’hui cette tâche a été abordée ; mais peut-on la regarder comme remplie ? L’auteur de la traduction française de Pouchkine qui vient d’être publiée n’a point paru se douter des difficultés que présentait un pareil travail. Il y avait là des écueils et des obstacles qui imposaient au traducteur un redoublement d’efforts. L’art de traduire, surtout lorsqu’il s’applique à la poésie, suppose une sorte d’initiation qui ne s’achète

  1. Voyez la livraison du 1er août 1837.