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REVUE. — CHRONIQUE.

retrouvons bien cette nature sensuelle, altière, vindicative, mélange de courtisane et de reine, cette Catherine païenne et civilisée. Il y a même un passage remarquable, c’est celui où Cléopâtre, qui vient, pour la première fois, de voir et d’entendre Octavie, comprend la puissance de la vertu, non pas dans le sens banal, mais comme force, comme moyen d’ascendant et d’autorité ; bien qu’étranger à l’action, qui d’ailleurs n’est jamais fort pressée de se remettre en marche, ce monologue a de la grandeur, et je ne puis résister au plaisir d’en citer une partie :

… O Brutus ! la vertu, ce n’est pas un vain nom ;
Ce n’est pas un mensonge, un faux prestige… non !
C’est une autorité, c’est une force immense ;
A ce premier degré la royauté commence ;
C’est un don précieux, c’est un divin trésor,
Une richesse au cœur qui fait mépriser l’or.
C’est un droit personnel qui fait parler en maître ;
C’est un orgueil enfin que je voudrais connaître !
O soleil africain ! dieu du jour ! dieu du feu !
Des plus chastes efforts toi qui te fais un Jeu,
Et, sans pitié, riant de nos promesses vaines,
Fais courir tes ardeurs dans le sang de mes veines,
Sois maudit !…


Ces derniers vers et ceux qui suivent sont vraiment splendides, et Mlle Rachel les dit d’une manière incomparable. Il y a deux ordres d’idées ou de sentimens que Mlle Rachel excelle à rendre : ce sont d’abord les sentimens amers, depuis l’ironie la plus délicate jusqu’à la colère la plus furieuse ; ce sont ensuite les morceaux que j’appellerai de poésie proprement dite, ceux qui, sans concourir au drame, appellent l’imagination du spectateur vers les régions idéales. Loin de moi l’envie d’en médire ! Quel que soit le lieu qu’elle choisisse, la poésie, cette fleur de l’ame, garde toujours son éclat et ses parfums. Honte à la main qui la brise ! malheur au regard qui la dédaigne !

En somme, le succès a été réel ; si l’action n’a pas paru très forte, si l’intérêt, en quelques endroits, a semblé se ralentir, si quelques dissonances ont été signalées, l’attention et la sympathie ont été constamment maintenues par des scènes où se reconnaît une main habile, studieuse, inspirée souvent, ingénieuse toujours. Mlle Rachel, secondée avec beaucoup d’ensemble, a merveilleusement servi les intentions du poète ; nous croyons que Cléopâtre pourrait bien compter enfin pour l’actrice parmi ces créations nouvelles que désiraient pour elle ses admirateurs, et dont le talent de nos auteurs avait été jusqu’ici trop avare.

Mme de Girardin, nous le répétons, a le droit d’être fière du succès qu’elle vient d’obtenir. Si peu de femmes ont réussi dans la tragédie ! Ce genre, de tout temps difficile, est aujourd’hui tellement périlleux, j’allais dire tellement impossible ! Aussi, maintenant que l’aimable poète nous a donné la mesure de ses forces, je ne sais si j’oserais l’engager à la récidive. Son esprit souple et vif doit se plaire aux conquêtes, aux aventures : pourquoi n’essaierait-elle pas de la comédie ? Pour l’écrire, elle n’aurait qu’à rester dans la sphère habituelle de ses idées, dans ce monde actuel et vrai qui lui a déjà fourni tant de fines