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deux amans, qui s’égaraient sans témoins, avec la liberté primitive des hôtes du paradis terrestre, au bord des eaux murmurantes et sous les voûtes des charmilles.

Il y a quelque intérêt à rappeler quel était l’emploi d’une journée de Louis XV à Luciennes ; l’histoire de ce joli château est là presque tout entière. En arrivant, le roi se rendait directement au château, où il ne s’arrêtait que le temps nécessaire pour rétablir sa toilette dérangée par le mouvement de la voiture ou l’exercice de la chasse. Cette toilette se faisait dans le grand salon, qui est de niveau avec la terrasse. Zamore le brossait, le coiffait, le poudrait, et lui donnait souvent une chaussure plus commode pour se promener dans le parc. L’été, le roi changeait d’habit ; il mettait une petite veste de toile légère, après s’être débarrassé de son épée et de son gilet. Si la chaleur était extrême, il se lavait les mains et le visage dans une aiguière en vermeil qu’on retrouverait peut-être encore sans sortir du rayon de Marly. Le salon où il faisait cette première station annonçait déjà le luxe mobilier du pavillon enchanté. Il est très haut de plafond ; on y voyait quatre grands tableaux de Vernet, une cheminée d’un travail exquis, et surtout des porcelaines de Saxe d’une pâte divine, fragiles chefs-d’œuvre qui, d’abord transportés à Londres à l’époque de l’émigration, sont ensuite passés dans l’Inde et ont orné long-temps le palais du président de la célèbre compagnie. J’ignore si elles y sont encore. En quittant ce salon, qui de tout cet éclat n’a retenu aujourd’hui qu’une propreté décente, Louis XV se rendait au pavillon de la bien-aimée, en passant par une terrasse plantée de tilleuls. Tous les tilleuls ont disparu, à l’exception d’une double allée, fort belle encore, qui permet de recomposer par la pensée la forme qu’avait autrefois cette terrasse, remplacée plus tard par une belle pièce de gazon. Le vaste et gracieux tilleul resté fièrement debout à l’entrée de cette terrasse a une valeur historique comme le chêne de Sully à Chantilly, quoiqu’il n’ait pas joué un rôle aussi vertueux dans sa jeunesse ; mais il ne faut pas demander aux tilleuls l’austérité des chênes.

Au moment où le roi descendait les marches du château pour se rendre au pavillon, Mme Du Barri, de son côté, quittait le pavillon pour aller au-devant du roi. Les choses étaient ainsi réglées, quoiqu’il n’y eût pas une étiquette bien rigide à Luciennes ; mais enfin Louis XV était roi de France et Mme Du Barri était la plus jolie femme du royaume. Chacun faisait la moitié du chemin ; c’était de royauté à royauté.

Hiver ou été, Mme Du Barri portait à Luciennes des robes-peignoirs en percale de couleur ou de mousseline blanche qui laissaient voir ses bras et une partie de ses belles épaules. Une cordelière nouait à sa taille ce costume flottant et diapré, dont on peut se faire une idée exacte par les peintures pimpantes de Watteau. Les Amours d’été, le Pèlerinage à Cythère, ont fixé, pour le charme et l’instruction de la postérité, la