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haine est le fait le plus honorable de sa vie politique. Quelle supériorité d’esprit ne devait pas lui reconnaître le roi pour le conserver en place, malgré l’opposition perpétuelle, la colère intarissable, les coups incessans dont l’accablait celle à qui tout cédait ! C’est que l’honnêteté et le bon droit, même sous les gouvernemens corrompus, résistent long-temps. Le vent de la calomnie les retrempe, comme le vent aride du désert, auquel on expose le fer, le trempe et le change en acier. Cependant on brise aussi l’acier, on brisa Choiseul. Une nuit, dans cette même chambre luxueuse, où, quatre-vingts ans plus tard, nous n’avons pas trouvé un siège pour nous asseoir, Mme Du Barri mit une plume dans la main caduque et énervée de Louis XV, et elle lui dit : Écrivez ! Et le roi écrivit au duc de Choiseul :


« MON COUSIN,

« Le mécontentement que me causent vos services me force à vous exiler à Chanteloup, où vous vous rendrez dans vingt-quatre heures. Je vous aurais envoyé plus loin, si ce n’était l’estime particulière que j’ai pour Mme la duchesse de Choiseul, dont la santé m’est fort intéressante. Sur ce, je prie Dieu, mon cher cousin, qu’il vous ait en sa sainte garde. »

Tout Paris s’émut à cette disgrace ; on cria, et, comme d’usage, jamais ministre n’avait été plus grand, plus utile, plus national que le duc de Choiseul, puisqu’il n’était plus en place. Deux cent mille personnes se placèrent sur son chemin, le jour de son départ, et lui exprimèrent leurs regrets par des acclamations. Son exil fut un triomphe. L’abbé Terray eut l’intérim en attendant que le duc d’Aiguillon, le favori de la favorite, s’emparât de l’héritage du duc de Choiseul.

Le portrait du roi était placé en face du lit, dans la chambre où nous sommes, et à côté de ce tableau, dont le cadre seul avait coûté dix mille francs, on admirait un portrait de Charles Ier par Van Dyck, acheté au comte de Thiers. La comtesse l’avait payé vingt-quatre mille francs. On dit qu’elle l’avait fait mettre dans son appartement afin que le roi se souvînt, en le voyant, du sort qui lui était réservé, si jamais, comme Charles Ier, il fléchissait devant ses parlemens. Dès que M. de Choiseul ne fut plus ministre, elle régna ou plutôt ce fut son frère qui régna, Jean Du Barri, qui s’appliqua d’abord le marquisat de Lille, dont le revenu était de cent mille livres. Elle fit des conseillers, des généraux, des évêques, et enfin un ministre, son cher duc d’Aiguillon, ce duc d’Aiguillon sous le glorieux ministère duquel la Pologne fut partagée.

Eut-elle à cette époque, 1772, l’intention folle d’épouser Louis XV ? Quelques mémoires du temps le laissent croire. Quoi qu’il en soit, il existe un fait peu connu même de ceux qui ont le plus écrit contre elle. C’est sa requête adressée au Châtelet pour être séparée de corps et de