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grondent d’éloquence ; il s’y agite une grande et vieille question. Chacun, dans cette divine comédie sociale, est acteur. Seul il ne saurait qu’y faire. Il n’est pas appelé. Le hasard l’a jeté au milieu d’un festin où sa place manque, et, dévoré de jalousie, accablé de douleur, il fuit ce peuple toujours bouillant et toujours jeune. Il alla se réfugier sous le ciel de l’indolente Italie. »


Placées en regard l’une de l’autre et examinées au simple point de vue littéraire, les deux figures d’Onéguine et de Wladimir n’offrent peut-être ni rapports bien saisissables, ni parenté bien directe. Il faut se rappeler que le premier représente l’individualité de Pouchkine, lequel exprime lui-même l’esprit dominant de sa caste et de son époque ; il faut remarquer ensuite que Wladimir est la personnification la plus parfaite de la jeunesse actuelle et que M. Maïkoff procède de Pouchkine en ligne directe : alors on n’aura pas de peine à reconnaître la fraternité des deux personnages, ou plutôt, comme nous l’avons dit, leur identité. Ce qu’il y a surtout à signaler dans les ouvrages publiés depuis la mort de Pouchkine, c’est la liberté d’expression qui les caractérise et que la censure a respectée ; il y a là un fait positif qui répand une vive lumière sur l’état intellectuel de l’empire. Sous ce rapport comme sous beaucoup d’autres, l’Europe juge la Russie avec une étrange exagération. S’il y a une censure en Russie, il y a aussi un esprit public dont la puissance commence à balancer celle de la censure.

Le mouvement littéraire dont nous venons d’indiquer les deux phases principales, celle qui s’est ouverte avec les premiers écrits de Pouchkine et celle qui a commencé depuis sa mort, n’a pas été sans influence sur les tendances nouvelles de la pensée russe. Les poèmes de Pouchkine ont réveillé l’esprit national et lui ont enseigné sa force ; les écrits de Gogol, de Maïkoff, étendent le cercle de l’action littéraire et la font passer des régions aristocratiques dans les régions moyennes de la société. Ainsi partout l’autorité de la pensée se fait reconnaître et s’affermit, ainsi s’élargit l’horizon des écrivains et du public auquel ils s’adressent. Il y a là une voie féconde pour le génie russe, et c’est l’honneur de Pouchkine d’avoir creusé le premier cette voie, c’est l’honneur des écrivains actuels d’avoir su dignement continuer son œuvre.


CHARLES DE SAINT-JULIEN.