Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 20.djvu/936

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dur et hautain avec les grands, il voulait être instruit de tout, voir tout par lui-même. A l’exemple de ces califes dont les légendes avaient sans doute amusé son enfance[1], il se plaisait à prendre des déguisemens et à parcourir seul, la nuit, les rues de Séville, soit pour surprendre les sentimens du peuple, soit pour chercher des aventures et surveiller la police de cette grande cité. Ces explorations mystérieuses ont fourni aux romanciers et aux poètes espagnols le texte de mille récits dramatiques, la plupart peu dignes de créance, remarquables pourtant parce qu’ils s’accordent tous sur le caractère qu’ils donnent à don Pèdre, échos en cela de la tradition populaire, qui pour l’historien n’est pas sans quelque valeur. En effet, le peuple, s’il altère les faits, juge les hommes avec exactitude. Pour lui, don Pèdre fut le protecteur des opprimés, le redresseur des torts, l’ennemi ardent de toutes les iniquités du régime féodal. Il est vrai que le peuple se contente de peu et tient compte à ses maîtres de leurs bonnes intentions. La justice de don Pèdre, demeurée proverbiale, fut celle des souverains musulmans, prompte, terrible, presque toujours passionnée, souvent bizarre dans sa forme.

On me pardonnera de rapporter ici une anecdote singulière sur les courses nocturnes du roi : consacrée par un monument encore existant à Séville, admise par les auteurs les plus graves, elle ne doit pas, je pense, être rejetée par la critique moderne pour les couleurs romanesques qu’une longue tradition a pu lui donner.

On raconte qu’une nuit, le roi, passant seul et déguisé dans une rue écartée de Séville, se prit de querelle avec un inconnu pour un motif frivole[2]. Les épées furent tirées et le roi tua son adversaire. A l’approche des officiers de justice, il prit la fuite et regagna l’Alcazar, croyant n’avoir pas été reconnu. Une enquête eut lieu. Le seul témoin du combat était une vieille femme, qui, à la lueur d’une lampe, avait vu confusément la scène tragique. Suivant sa déposition, les deux cavaliers avaient le visage caché sous leur manteau, selon la coutume des galans de l’Andalousie ; mais l’un d’eux, le vainqueur, faisait entendre en marchant un bruit étrange : ses genoux produisaient un léger craquement ; or, tout le monde le savait à Séville, ce craquement des genoux était particulier au roi, par suite d’un défaut de conformation, qui, d’ailleurs, ne l’empêchait pas d’être agile et adroit à tous les exercices du corps. Un peu confus de leur découverte, les alguazils ne savaient

  1. Il est probable que don Pèdre ne savait pas l’arabe ; mais on peut voir par les récits du comte Lucanor combien les romans arabes étaient familiers aux Castillans.
  2. La tradition, qui n’est jamais à court de circonstances minutieuses, rapporte que l’inconnu gardait une rue, c’est-à-dire qu’il empêchait les passans d’y entrer, soit pour parler en liberté à une femme, soit pour procurer cette facilité à un ami. Cet usage existait encore il y a quelques années en Espagne, et occasionnait souvent des duels.