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regards. Deux fenêtres percées à une grande hauteur répandaient un jour clair dans la partie où se tenaient les personnes séculières, tandis que le côté réservé aux religieuses était presque sombre. L’ameublement, de la plus grande simplicité, était d’une propreté qui donnait des tons brillans aux boiseries noircies par l’action du temps ; les murailles étaient nues, mais il y avait à chaque encoignure des statues de saints au pied desquelles étaient placés des bouquets dont la bonne odeur se répandait dans tout le parloir.

La mère Saint-Anastase entra en tremblant et s’avança à la grille sans oser lever les yeux. Alice, qui la suivait, s’approcha vivement, passa la main entre les barreaux comme pour manifester sa présence, et demeura muette en apercevant devant elle deux hommes dont les traits lui étaient tout-à fait inconnus. L’un de ces étrangers était grand, fort gros, haut en couleurs ; il avait les joues pendantes, les paupières gonflées, l’œil terne et saillant, le front coupé de rides grossières ; l’autre était, au contraire, d’une maigreur maladive, laid, chétif, le teint plombé, la taille voûtée ; tous deux avaient dépassé la maturité de l’âge, mais leurs traits ravagés n’avaient pas la calme sérénité de la vieillesse ; on retrouvait plutôt sur leur visage l’empreinte des longs excès d’une existence désordonnée.

— On dirait que ma fille ne me. reconnaît pas s’écria le gros homme en se rapprochant de la grille je suis donc bien changé!

— Ah! monsieur, pardonnez! balbutia Alice ; c’est le trouble, la joie où me jette votre présence.

— Bien, bien, je conçois, vous n’avez pas besoin de vous excuser, interrompit M. de Champguérin ; vous aussi, chère mignonne, vous êtes fort changée, autant que j’en puis juger à travers ce grillage ; comme vous voilà grande et belle !... — Puis, se tournant vers la mère Saint-Anastase, il ajouta en la saluant : — Madame, j’ai pris la libère de vous faire demander à la grille, parce que j’avais fort à cœur de vous remercier de vos bontés pour Mlle de Champguérin, — et, comme elle ne répondait pas, il ajouta avec un sourire contraint : — Il me semble, madame, que vous hésitez aussi à me reconnaître. Moi, j’ai meilleure mémoire, et je remets parfaitement sous votre voile le visage de cette belle personne qui s’appelait dans le monde Mlle de l’Hubac.

La mère Saint-Anastase s’inclina machinalement ; sa vue était trouble, et sa langue embarrassée ne pouvait articuler un mot. Elle éprouvait en ce moment une de ces commotions intérieures qui paralysent toutes les facultés ; l’image qui était restée au fond de son cœur fière, élégante, toujours jeune, venait de se briser tout à coup, et elle considérait avec un sentiment de douleur et d’effroi ce vieillard qui ne lui représentait pas même le fantôme du beau gentilhomme qu’elle avait