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tant aimé. Se remettant enfin de ce trouble inexprimable, elle s’assit près d’Alice en invitant M. de Champguérin et l’étranger qu’il avait amené à prendre place sur les sièges alignes de l’autre côté de la grille. Avant de s’asseoir, M. de Champguérin dit de l’air d’un homme qui accomplit forcément un devoir de politesse : — Madame, je vous présente M. le vicomte de Rubelles, mon ami… Ensuite il s’installa dans sa chaise à bras, rejeta la tête en arrière, et reprit d’un ton dégagé : — Je suis arrivé hier matin, et je venais vous voir, au lieu de vous écrire, ma chère Alice, lorsque j’ai trouvé sur mon chemin une légion de diables cachés sous la forme d’une foule de mes anciens amis, lesquels m’ont entraîné en leur compagnie, ce dont vous me voyez fort marri maintenant, je vous le jure…

— Et ce n’est pas sans sujet, ajouta vivement le vicomte ; serait-il possible qu’un père eût différé sans remords, d’un seul instant, le bonheur de revoir une aussi charmante fille !

— J’espère, monsieur, que vous m’apportez de bonnes nouvelles de madame ma belle-mère, dit timidement Alice: l’avez-vous laissée en bonne-santé?

— Eh mon Dieu non, répondit froidement M. de Champguérin ; elle est fort languissante ; je ne saurais d’ailleurs vous dire comment elle se trouve actuellement, attendu que, depuis plusieurs mois, je ne l’ai point vue.

— Est-ce qu’elle a quitté Campguérin demanda Alice un peu étonnée.

— Point du tout, ma fille ; c’est moi qui me suis en allé, trouvant ce séjour fort maussade, surtout durant la saison d’hiver ; Mme de Champguérin est restée seule au coin de son feu, à filer et à me tricoter des bas en attendant mon retour.

— Pauvre femme! murmura la mère Saint-Anastase avec une sorte d’indignation.

— Mme de Champguérin est une personne exemplaire, continua-t-il, je ne lui connais qu’un défaut, c’est d’avoir trop de vertus, mais celui-là ma parait le pire de tous : on a toujours des torts aux yeux de ces femmes parfaites. Mais laissons ce sujet et dites-moi ma chère Alice, qu’avez-vous pensé en apprenant que j’étais arrivé, que je viendrais vous voir aujourd’hui même ?

— Ah! monsieur, j’en ai éprouvé une joie extrême et ensuite beaucoup d’inquiétude. répondit-elle avec sincérité ; le bonheur de vous revoir est tout ce qui m’a frappée d’abord ; puis j’ai réfléchi et j’ai craint, j’ai craint que vous ne fussiez venu pour m’emmener…

— Vous vous trouvez donc parfaitement heureuse au couvent ?

— Si heureuse, que mon seul désir est d’y passer toute ma vie, répondit vivement Alice.