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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/1067

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de ce faste et de ces plaisirs sur la foule tout entière, l’existence de celle-ci n’en serait pas visiblement changée. Elle resterait misérable et flétrie dans sa chair et dans son esprit. En un mot, sans capital pour faire vivre sur un territoire déterminé une nation un peu populeuse, il faut qu’un grand nombre des hommes soit sous un nom quelconque dans l’esclavage, c’est-à-dire dans l’extrême misère, dans la dépendance la plus absolue. Sans capital, la dégradation d’une partie du genre humain est tellement inévitable, semble tellement obligée, que les esprits les plus élevés et les plus pénétrans, les philosophes dont la civilisation s’enorgueillit le plus, proclament ou avouent alors qu’il y a deux natures, la nature libre et la nature esclave. Cette distinction est d’Aristote, une des plus puissantes intelligences assurément qui aient paru sur la terre. C’est seulement quand le capital s’est agrandi que le travail des hommes produit assez pour donner du bien-être à un grand nombre, pour retirer tout le monde de la hideuse misère où l’on croupissait autrefois, et dont l’intelligence et les sentimens subissaient comme le corps la dégradante influence.

Cette notion fondamentale, que c’est par suite de la création du capital que le grand nombre se relève de l’abrutissement, a été pressentie et exprimée sous une forme originale par le même philosophe que je citais tout à l’heure. « Si la navette et le ciseau, a dit Aristote, pouvaient marcher seuls, l’esclavage ne serait plus nécessaire. » Eh bien ! quand l’espèce humaine a eu du capital, la navette et le ciseau ont marché seuls, et un grand progrès a pu s’accomplir, l’esclavage a pu disparaître. A mesure que les sociétés humaines auront, proportionnellement à la population, une forte masse de capital, les privations matérielles, intellectuelles et morales du grand nombre des hommes pourront devenir moindres, disons mieux, diminueront infailliblement, car la force qui pousse en avant le grand nombre et qui tend à le faire profiter de toutes les découvertes, de toutes les acquisitions, est invincible. Je ne sais qui pourrait en douter aujourd’hui.

Ainsi, pour le progrès populaire, l’agrandissement du capital est une condition absolue. Ce n’est pas la seule assurément : il faut que la science suive la même progression, afin que l’accroissement du capital trouve un emploi de plus en plus utile ; il faut que le sentiment chrétien qui nous fait considérer tout homme comme notre frère devant Dieu, notre égal devant la loi, s’épanouisse et sorte du fond des ames où il était réfugié comme en un sanctuaire, pour se répandre dans l’existence pratique des nations. Mais la civilisation, si elle a divers aspects, est une. Il y a une loi d’harmonie qui y préside et en vertu de laquelle il n’est pas possible que la civilisation avance par un côté de la vie des peuples, à moins d’avancer majestueusement et en masse de toutes parts. En un mot, il n’y a pas en Europe un état où il soit possible que le capital grandisse,