Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eux[1]. J’admirais malgré moi ces intelligences lucides et souples, raisonneuses et sophistiques, habiles à feindre l’enthousiasme au point de le communiquer pour mieux faire qu’on se livre, et capables, au besoin, de vous entourer de toutes les séductions du plaisir et des arts afin d’ouvrir la voie aux ruses de leur éloquence. Oui, j’admirais dans les Fanariotes les héritiers bien reconnaissables de ces Byzantins qui, même dans leur décadence, portèrent jusqu’aux dernières limites les raffinemens de l’esprit ; mais l’histoire et la situation présente de la Moldo-Valachie me rappelaient aussi qu’après tout, ces dons merveilleux ne sont que la plus haute expression de la science du mal mise au service des ennemis de la race roumaine. Qu’est-ce en effet que le mouvement politique, intellectuel et moral de la Moldo-Valachie depuis deux siècles, sinon la lutte constante de la nationalité roumaine contre l’influence oppressive et corruptrice des Grecs, naguère travaillant pour le compte du Fanar, et, à l’heure qu’il est, de compte à demi avec le panslavisme russe ?

Jamais la race turque ni l’esprit musulman ne se sont trouvés vraiment aux prises avec la langue et les institutions roumaines. La brutalité et l’ignorance des anciens sultans ont pu détruire l’indépendance du pays, elles ont pu le livrer au bon plaisir des Fanariotes, y souffrir les empiétemens des Russes ; mais les coups ont été portés directement par la main des Grecs. C’est la langue, ce sont les mœurs des Grecs qui ont failli étouffer la langue et les mœurs roumaines, et aujourd’hui que les sultans plus éclairés sont aussi plus respectueux pour le droit des principautés, la querelle est beaucoup moins que jamais entre les Moldo-Valaques et les Turcs, et tout autant qu’à aucune époque entre la race roumaine et les Fanariotes flanqués des Russes. Il importe, pour l’intelligence des origines et des progrès du mouvement roumain, d’indiquer les causes de cette animosité séculaire.

Les Grecs rayas de l’empire ottoman avaient porté leurs regards sur la Moldo-Valachie avant que les scribes fanariotes, devenus princes ou hospodars, y eussent conduit une foule d’aventuriers de leur nation liés à leur fortune. Dès le XVe siècle, sous prétexte de commerce, beaucoup de ces chrétiens de Constantinople s’étaient fixés dans les pays roumains et s’étaient peu à peu glissés dans les emplois publics, dont ils avaient bientôt abusé. La susceptibilité roumaine avertie songea dès-lors à leur en fermer l’entrée par des lois expresses ; mais rusés, patiens, infatigables, les Grecs s’appliquèrent à miner sourdement cet obstacle fâcheux pour leurs calculs, et, avant réussi sous le gouvernement d’un

  1. Ce mot de fanariote n’est point employé exclusivement pour désigner les Grecs établis dans la principauté, mais plutôt un parti animé de l’esprit des anciens princes du Fanar. Il y a en ce sens des Roumains qui sont devenus Fanariotes, tandis qu’il y a des Grecs qui sont devenus Roumains ; toutefois, il faut l’avouer, c’est le très petit nombre.