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grandeur. Eh bien ! s’il y eut une heure où ce contraste dut troubler les ames poétiques, où ce problème dut commencer à peser de tout son poids sur l’esprit humain, ce fut celle où s’annonça la grande émancipation du XVIe siècle. Dégagées de leurs entraves, mais aussi privées de leurs appuis, les intelligences durent avoir un instant d’enivrement et de vertige. Penchées sur le monde nouveau qui s’ouvrait à elles, elles durent se demander si c’était là un horizon ou un abîme. Dans ce premier moment, douter, rêver, hésiter, ont été, j’imagine, une seule et même chose. Qu’on ne dise donc pas qu’attribuer cette intention philosophique à Shakspeare, c’est antidater Hamlet, et mettre après coup, dans cette tragédie, des idées qui n’ont pris naissance que deux siècles plus tard. Nulle époque, au contraire, n’a été plus favorable à cette première personnification qui, développée et précisée par d’autres génies, a défrayé presque toute la poésie moderne. Sous la plume de Shakspeare, elle est naïve et confuse encore ; mais il n’est difficile ni de la reconnaître, ni de l’expliquer. La rêverie a dû naître en même temps que l’examen : suivant que les esprits ont été plus portés à contempler ou à agir, à marcher en avant ou à se replier sur eux-mêmes, ils ont dû rêver ou contrôler dès qu’ils ne se sont plus bornés à croire. Hamlet a dû suivre de près Luther, et son premier cri d’irrésolution et d’angoisse a été, dans le domaine de la poésie, ce qu’a été le premier cri de la réforme dans le domaine de la pensée.

Au point de vue philosophique et humain, Hamlet est donc bien vrai ; comme héros d’une action dramatique, il reçoit en outre des circonstances une impression particulière qui en fait l’homme d’un drame non moins que l’homme d’une époque, et qui, grace au génie universel de Shakspeare, concourt à l’ensemble de cette immortelle physionomie. C’est ici que nous le retrouvons tel que l’a rendu visible et palpable la magnifique interprétation de Goethe : voilà de quelle façon il est noble et beau d’aborder les chefs-d’œuvre, et de faire servir une renommée populaire à généraliser, à rajeunir, à transporter d’une littérature dans une autre ces poèmes qui sont l’orgueil et l’enseignement de l’humanité. Telle est leur grandeur, qu’on ne peut y toucher sans effleurer en même temps tout ce qui nous intéresse et nous inquiète ici-bas : on dirait des arbres gigantesques, touffus, séculaires, cachant sous leur feuillée épaisse des myriades d’idées. Frappez le tronc, toute cette mystérieuse volée se réveille et s’agite ; mais, pour qu’elle se laisse prendre, il faut des oiseleurs comme Goethe, et le vulgaire rêveur ne peut tout au plus qu’entendre le bruit et le frémissement des feuilles.

Mieux vaut du moins cette humble part que celle du bûcheron qui coupe l’arbre, et c’est ce que n’ont pas manqué de faire les nouveaux traducteurs d’Hamlet. Entre le trois-centième feuilleton d’un interminable roman, et la mise en scène d’un interminable drame, jeter à la hâte au public du boulevard un calque inexact et grossier de l’œuvre la plus immense et la plus complexe qui soit sortie d’une tête humaine ; s’arrêter une minute au milieu d’une course infatigable et insensée pour boire dans le creux de sa main une tragédie de Shakspeare ; exposer aux regards un Hamlet lithographié, pour faire prendre patience aux curieux qui sont las des prouesses du Chevalier de Maison-Rouge, et qui attendent les merveilles de Monte-Christo, voilà, il faut en convenir, une tâche bien littéraire ! C’était bien la peine d’ouvrir un nouveau théâtre pour faire alterner les