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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/215

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Le fait est que jamais l’Avare n’avait été vu de personne avant le 9 septembre 1668, et qu’il eut alors un succès fort satisfaisant. Si nous avions à examiner la pièce, nous montrerions aisément pourquoi l’exécution la plus parfaite n’a jamais pu parvenir à en faire un spectacle agréable, quelque admiration du reste qu’elle ait toujours excitée. Ce qu’il nous appartient de dire, c’est qu’elle fut goûtée et suivie ; qu’en deux mois, elle fit partie deux fois des divertissemens de la cour, le 16 septembre chez Monsieur, le 5 novembre chez le roi, ce qui prouve à la fois l’empressement et la durée de l’approbation.

En ce même temps, la troupe de Molière fut appelée chez le prince de Condé, à Chantilly, où Monsieur et Madame étaient allés se divertir, et voici comme en parle Robinet :

(Là) le grand Condé leur fit chère,
Je vous assure, tout entière,
Et Molière y montra son nez :
C’en est, je pense, dire assez.

Au moins n était-ce pas en dire trop, et il serait difficile, si l’on ne le savait d’ailleurs, de soupçonner ce que cachait cette prudente réticence. La pièce où Molière « avait montré son nez » à Chantilly, ce n’était pas la comédie toute neuve de l’Avare. C’était le Tartufe, dont le prince de Condé avait voulu régaler ses hôtes, sans doute parce que, hors du diocèse de Paris, on se croyait à l’abri de l’excommunication. Molière se tenait donc toujours prêt à le faire reparaître sur la scène ; mais ce qu’il désirait surtout, ce qu’il devait sans cesse demander, c’était de pouvoir l’exposer librement au grand jour de son théâtre, devant la foule, sans mystère et sans choix de spectateurs, chacun y venant pour son argent, depuis « quinze sols » jusqu’au « demi-louis d’or. » Il l’obtint enfin. Le mardi 5 février 1669, la troupe du roi annonça le matin et joua le soir le Tartufe ou l’Imposteur.

Personne encore n’ayant pris soin de chercher et de nous dire ce qui avait pu déterminer cette tolérance tardive et subite pour l’œuvre long-temps prohibée, il nous a fallu jeter un regard dans les faits de l’histoire, et nous y avons trouvé une explication fort plausible. Le long débat qui avait divisé l’église de France et mis aux prises une partie du clergé avec l’autorité pontificale venait d’être enfin terminé par un accommodement que l’on voulait croire durable. Le bref préliminaire à cette fin était parti de Rome le 29 septembre 1668 ; l’arrêt du conseil qui en était la suite avait été rendu le 26 octobre ; le docteur Arnauld avait fait sa soumission le 4 décembre, et le bref définitif de réconciliation, daté du 19 janvier 1669, était arrivé vers la fin du mois. Dans les premiers jours de février, tout était joie, espérance, bonne amitié, concorde, oubli des injures, réparation des torts ; il ne restait plus qu’à réintégrer les religieuses de Port-Royal, ce qui eut lieu le 17. Molière profita du moment où tout le monde s’embrassait pour mettre aussi son Tartufe en liberté, comme tacitement compris dans la paix de Clément IX.

On peut dire qu’il avait atteint en ce moment le but de toute sa vie. Vingt jours après la représentation publique et permise du Tartufe, il perdit son père, qui avait fini par être vieux, et il devint titulaire de la charge dont il avait recouvré la survivance. Peut-être avait-il commencé à en faire le service du vivant