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délicate et périlleuse : « À quel prix le goût se perfectionne-t-il ? et quel mélange secret le mûrit le mieux ? » Mais, dans sa méthode plus honnête et moins hasardée, il sait trouver de bons conseils. Avec les femmes il recommande les procédés qui servent à montrer l’esprit tout en favorisant le sentiment. Il a remarqué que celles qui ont le plus d’esprit, dit-il, préfèrent à trop d’éclat et à trop d’empressement je ne sais quoi de plus retenu. Selon lui, on est trop prompt à leur jeter son cœur à la tête, et on leur en dit plus d’abord que la vraisemblance ne leur permet d’en croire, et bien souvent qu’elles n’en veulent : « On ne leur donne pas le loisir de pouvoir souhaiter qu’on les aime, et de goûter une certaine douceur qui ne se trouve que dans le progrès de l’amour. Il faut long-temps jouir de ce plaisir-là pour aimer toujours, car on ne se plaît guère à recevoir ce qu’on n’a pas beaucoup désiré, et, quand on l’a de la sorte, on s’accoutume à le négliger, et d’ordinaire on n’en revient plus. » Pour le coup, on reconnaît assez bien, ce me semble, le maître de Mme de Maintenon ; et qui donc sut mettre en pratique, comme elle, cet art de douce et puissante lenteur ?

Le chevalier sait bien l’antiquité latine et grecque ; il en parle très volontiers, d’une manière qui nous paraît bien d’abord un peu étrange, car il l’accommode, bon gré mal gré, à ses façons modernes ; pourtant il y a de quoi profiter à l’entendre. Comme il cherche partout des honnêtes gens, il s’est avisé de découvrir que le premier en date était Ulysse : « Il connoissoit le monde, comme Homère en parle, dit-il, mais je crois qu’il n’avoit que bien peu de lecture. » Puis vient Alcibiade, autre honnête homme selon Platon. On est tout étonné de le voir prendre sérieusement à partie Alexandre, et le morigéner en deux ou trois circonstances, comme civil et galant hors de propos[1] ; il essaie tout aussitôt de se justifier de l’étrange idée : « Que si l’on m’allègue que c’étoit la bienséance de ce temps-là, ce n’est rien à dire ; les graces d’un siècle sont celles de tous les temps. On s’y connoissoit alors à peu près comme aujourd’hui, tantôt plus, tantôt moins, selon les cours et les personnes ; car le monde ne va ni ne vient, et ne fait que tourner. » L’erreur du chevalier se saisit bien nettement dans ce passage. Oui, le monde ne fait que tourner, mais les graces, et surtout les bienséances, restent-elles les mêmes ? Voilà ce qui ne saurait se soutenir, à moins d’être entiché, et, s’il est de certaines graces naturelles et vraies qui, après des éclipses de goût, se maintiennent éternellement belles et restent jeunes toujours, sont-ce de ces graces comme il l’entend, lui le bel esprit et le raffiné ?

  1. De même pour Scipion, de qui il a dit : « Je trouve Scipion si formaliste et si tendu, que je ne l’eusse pas cherché pour un homme de bonne compagnie. » (Œuvres posthumes, page 63.) Et sur Virgile, qui écrivait plus en poète qu’en galant homme, voir la lettre 22e à Costar.