Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/261

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du siècle, elle se ralliait autour de Locke et de Voltaire, de Godwin et d’Helvétius, de Hume et de Volney. Shelley, encore sur les bancs d’Oxford, accepta les théories de ces libres penseurs, et se promit, avec toute la ferveur de son âge, avec la sincérité de son caractère, qu’il vouerait sa vie à l’affranchissement du genre humain, son génie aux progrès de la lumière philosophique. Éminemment religieux par nature, il s’ordonna prêtre de la raison et de la liberté, culte périlleux de tout temps, et dont il acceptait les dangers avec une héroïque ambition, une soif de martyre qui, toujours admirable, n’était déjà plus comprise à l’époque où il vécut. Cette éducation philosophique, fort incomplète du reste, peut se raconter en quelques mots. Locke, Hume, et le Système de la nature avaient ébranlé, pour ne pas dire détruit, toutes les croyances religieuses de Shelley. Platon lui donna les bases d’une foi nouvelle qui les remplaça dans son esprit, foi singulière dont l’un des premiers articles fut le dogme de la préexistence, suffisamment justifié aux yeux du poète par les phénomènes presque inexplicables de son imagination sans cesse galvanisée.

On se rappelle ce conte intitulé Louis Lambert, où l’un de nos romanciers s’est complu à décrire l’organisation exceptionnelle d’une sorte de voyant séraphique. Il semble que ce récit ait été inspiré par quelque portrait de Shelley. Visions extatiques, susceptibilités particulières, amour effréné du rêve, horreur innée de l’action, malheurs de collége, soif de l’infini, débauche précoce de l’intelligence, violente aspiration vers l’amour, on retrouve dans le conte tous les traits singuliers de la vie du poète, jusqu’aux accès de catalepsie. M. Medwin raconte qu’un matin, sortant d’une maison où ils logeaient tous deux, il trouva, sur un trottoir, le long d’une de ces grilles qui se hérissent devant toutes les maisons de Londres, un groupe d’enfans attroupés autour d’un gentleman étendu à terre. Ce gentleman était Shelley., qui, sans le savoir, avait passé la nuit sur la voie publique, et, nonobstant sa sobriété de brahmine, se trouvait assimilé aux ignobles victimes de l’intempérance. Voici, du reste, comment Shelley lui-même a décrit quelques-unes de ces sensations bizarres qui lui faisaient envisager sa propre existence comme un tissu mystérieux de problèmes insolubles :

« Je me suis trouvé devant des sites dont l’inexplicable rapport avec des portions à moi-même inconnues de ma nature intellectuelle me causait d’irrésistibles émotions. Après avoir rencontré un tableau de ce genre, il m’est arrivé d’y songer au bout de plusieurs années. Ma mémoire s’en était emparée à jamais, sans cause apparente ; il hantait ma pensée, de temps en temps, avec une sorte de ténacité qui semblait le rattacher à mes affections les plus intimes. Plus tard, j’ai revu les mêmes lieux. Alors je ne pouvais plus séparer le paysage rêvé du paysage réel ; ils se confondaient pour moi dans un sentiment mixte, indivisible, n’ayant aucun rapport avec celui que le site seul, ou le seul souvenir du site, tel