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gens s’aperçurent un beau jour qu’ils avaient aventuré, sur la plus incertaine de toutes les chances, le bonheur de toute leur vie. Deux enfans leur étaient nés ; mais ces liens même ne suffirent pas à leur faire accepter le supplice toujours croissant d’un hymen sans amour. D’un commun accord, ils revinrent à Londres chez le beau-père du poète, qui dut être passablement surpris, sinon de ce retour, au moins des paroles de Shelley, telles que les rapporte son dernier biographe : « … Il dit au père et à la sœur aînée de mistress Shelley que sa femme et lui ne s’étaient jamais aimés ; que traîner plus long-temps leur pesante chaîne serait prolonger inutilement des tortures insupportables ; que, ne pouvant légalement dénouer le nœud gordien, ils avaient résolu de le couper ; que lui (Shelley) souhaitait à sa femme toute espèce de bonheur, et qu’il était décidé à chercher le sien dans de nouvelles sympathies. »

Cette profession de foi donne une très juste idée de la loyauté inopportune, de l’indomptable franchise que Shelley portait dans toutes ses actions. Faire sans dire n’était pas une maxime à son usage. Rassuré par la droiture de ses intentions, il n’agissait jamais sans revendiquer hautement, pour ses inspirations les plus excentriques, le bénéfice d’une légitimité absolue, quitte à ressentir tout aussi vivement que personne les fatales conséquences d’une conduite si peu en harmonie avec les idées reçues. Ainsi, trois ans après ce divorce extra-légal, lorsqu’on vint lui apprendre que sa jeune femme, consumée par le chagrin, venait de mettre fin à ses jours, il se regarda comme responsable de ce suicide, et sa débile santé fut ébranlée par les remords que lui laissa un si fatal événement.

A peine remis, Shelley crut devoir réclamer la tutelle de ses enfans ; mais cette réclamation l’amenait devant les tribunaux, où l’aristocratie, tant de fois attaquée par lui, l’attendait dans la personne de lord Eldon, bon courtisan, tory violent sous des formes impassibles, et l’un des lords-chanceliers qui se sont montrés le plus hostiles à la presse radicale. L’arrêt par lequel il repoussa la requête de Shelley était une terrible réponse aux exagérations républicaines de la Reine Mab. Avec la sagacité propre aux gens de loi, lord Eldon n’y insiste pas autant sur la conduite même du poète que sur son obstination à ériger en principe l’immoralité dont il a fait preuve. On voit que les théories plus que les faits, les doctrines plus que les délits, ont éveillé la susceptibilité du sévère magistrat. Il frappe l’écrivain dans le père, et ne veut pas laisser le moindre doute sur ses intentions. Aussi cherche-t-on vainement dans une décision pareille le sentiment vrai de l’équité. L’arrêt de lord Eldon laissa un long ressentiment dans le cœur de Shelley[1].

  1. Ce ressentiment si naturel est indirectement exprimé dans le conte intitulé Rosalind and Helen. Un époux cruel cherche à priver sa veuve des enfans qu’il lui laisse, et son testament les lui retire, sous le faux prétexte qu’elle ne croit pas aux dogmes chrétiens.