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la parole à une beauté inconnue, et voici ce que lui dicte son admiration pour elle.

« Il est un mot trop souvent profané pour que je le profane à mon tour, un sentiment que trop de femmes affectent de dédaigner pour que vous le dédaigniez comme elles. Il est une espérance trop semblable au désespoir pour que la prudence ordonne de l’étouffer. Et la pitié que vous pouvez accorder vaut mieux pour moi que la pitié d’une autre.

« Je ne puis vous donner ce que les hommes appellent amour ; mais n’accepterez-vous pas ce culte émané du cœur, et dont le ciel ne repousse pas les parfums, — cet humble désir du phalène pour l’étoile scintillante, — de la nuit pour l’aurore,- la dévotion à quelque idole lointaine qui d’en haut sourit à nos douleurs[1] ?

Une conjecture est permise au sujet de ces vers harmonieux et touchans. Lorsque Shelley allait quitter pour la première fois l’Angleterre, en 1814, il reçut les vœux d’une femme que la lecture de la Reine Mab avait enthousiasmée. Belle, jeune, riche, alliée à de nobles familles, mariée depuis quelques années à peine, elle venait offrir au poète le sacrifice de tous les liens qui la retenaient dans le monde et le dévouement absolu d’une ame qui se donnait à lui. Touché d’une profonde reconnaissance, mais incapable de trahir les sermens qu’une autre avait déjà reçus, Shelley dut prononcer un refus qu’il adoucit autant qu’il était en lui, et qui le rendit plus cher à celle dont il brisait la suprême espérance. Elle ne se permit ni plaintes ni reproches, mais, quand il partit, elle partit. Shelley n’avait pas cru devoir lui cacher son itinéraire. Partout elle suivit sa trace adorée. Du haut des rochers de Meillerie, — Meillerie, nom fécond en doux et romanesques souvenirs, — elle guettait la barque où Shelley et sa compagne erraient ensemble sur le lac Léman. Elle fut peut-être témoin de cette tempête où faillirent périr en même temps l’auteur de la Reine Mab et celui de Manfred. Quand le poète revint en Angleterre, il cessa d’entrevoir de temps à autre cet ange gardien qui de haut et de loin planait sur sa vie. Il se crut oublié : c’était un blasphème. Son second voyage dissipa cette erreur. A Rome, à Naples, il retrouva la tendresse obstinée, l’infatigable amour de celle qui, sans espoir, lui consacrait sa vie. Un dieu seul pourrait accepter, impassible, un hommage si pur, un encens si rare. Shelley se sentit ému[2]. Cédant à un élan de généreuse sympathie,

  1. One word is too often profaned, etc.
    (To ****.)
  2. On lit à chaque page de ses derniers poèmes des allusions indirectes à ces mystérieuses sympathies qui enchaînent les femmes aux pas du poète. Voyez, dans Alastor, l’épisode de la vierge arabe, et ces vers charmans qui complètent sa pensée
    Youthful maidens taught
    By nature, would interpret half the woe
    That wasted him, would call him with false names
    Brother and friend, would press his pallid hand
    At parting, and watch, dim through tears, the path
    Of his departure, from their father’s door.