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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/290

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Don Pèdre répondit avec la gravité d’un juge que Abou-Saïd avait fait sagement de s’en remettre à sa décision ; qu’il examinerait les titres des deux prétendans et qu’il prononcerait entre eux suivant la justice. À ces mots, tous les Maures, s’inclinant jusqu’à terre, s’écrièrent en arabe : « Sire, que Dieu te conserve ! Nous sommes pleins de confiance en ta grande sagesse et nous nous recommandons à ta merci. » Après cette courte audience, Abou-Saïd, avec sa suite, fut conduit à la Juiverie de Séville, où des logemens lui avaient été préparés. Il était plein d’espoir. Il croyait avoir désarmé la colère de don Pèdre, et il comptait sur les trésors qu’il avait apportés pour gagner la faveur des grands de la cour, au besoin même celle de leur maître.

Quelques jours après, Abou-Saïd et les principaux émirs grenadins furent invités à un repas de cérémonie chez le maître de Saint-Jacques. Ils étaient encore à table, lorsqu’on vit entrer dans la salle, à la tête des arbalétriers de la garde, Martin Lopez, chambellan du roi, exécuteur ordinaire de ses ordres les plus rigoureux. Il arrêta le roi maure et ses principaux conseillers. En même temps on s’assurait de ses compagnons demeurés dans la Juiverie et l’on s’emparait de leurs bagages. Tous ensemble furent conduits dans la prison de l’arsenal après avoir été dépouillés des pierreries magnifiques dont ils se paraient ou qu’ils avaient cachées dans leurs vêtemens. Entassés pêle-mêle dans leur cachot, ils attendirent deux jours la sentence du roi. Après ce délai, on vint chercher le malheureux Abou-Saïd, qu’on revêtit d’une robe de pourpre par dérision. Monté sur un âne et suivi par trente-sept de ses émirs, il fut conduit hors de la ville derrière l’Alcazar, dans un champ destiné aux exercices militaires. Là, tous furent attachés à des poteaux ; puis un héraut cria : « Voici la justice qu’ordonne notre seigneur le roi, de ces traîtres qui ont fait mourir le roi Ismaël leur seigneur. » Aussitôt des hommes d’armes et même des chevaliers castillans, caracolant autour des prisonniers comme dans une course de cannes, les prirent pour but de leurs dards et les tuèrent les uns après les autres. On dit que don Pèdre lui-même lança la première javeline contre Abou-Saïd, en lui criant : « Tiens ! voici le paiement du mauvais traité que tu m’as fait faire avec le roi d’Aragon. Voilà pour le château d’Ariza que tu m’as fait perdre ! » Le Maure blessé répondit fièrement : « Petite est ta chevalerie ! » Il expira aussitôt, criblé de traits[1]. Quel temps que celui où des chevaliers couraient ainsi la quintaine contre des hommes enchaînés, où l’on voyait un roi remplir publiquement l’office de bourreau ! Les têtes d’Abou-Saïd et de ses compagnons furent portées à Mohamed. C’était son présent d’investiture.

Ayala attribue la mort d’Abou-Saïd à l’avarice de don Pèdre enflammée

  1. Ayala, p. 339 et suiv. — Conde. Hist. de los Ar., 4e partie, cap. XXV.