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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/300

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conseil. Don Pèdre le laissa seul avec eux. La délibération fut courte, car elle n’était pas libre. Une armée castillanne était rassemblée autour de Soria, et en quelques jours elle pouvait inonder la Navarre. D’ailleurs, Charles se sentait pris au piège, entre les mains d’un homme audacieux, accoutumé à ne pas souffrir la contradiction. Obéir ou se perdre, il n’avait pas d’autre choix. Charles, fort tristement, prit le premier parti. Don Pèdre, affectant de ne voir ni son hésitation, ni ses regrets, le remercia comme si son assentiment n’eût pas été arraché par la crainte, et sur-le-champ lui dicta la conduite qu’il avait à tenir. Après lui avoir exposé en quelques mots son plan de campagne, il lui prescrivit de rassembler les troupes navarraises au plus vite, et d’entrer en Aragon du côté de Sos, pendant que l’armée castillanne se porterait sur Calatayud. Le moment était bien choisi pour une invasion. De sa personne, le roi d’Aragon était à Perpignan, à l’extrémité de son royaume, avec presque tout ce qu’il avait de troupes disponibles. Henri de Trastamare et les autres exilés castillans guerroyaient sur les bords du Rhône à la solde du roi de France. Don Fernand d’Aragon était ouvertement brouillé avec son frère, et se plaignait d’avoir été sacrifié par le traité de 1361. Au contraire, don Pèdre se voyait à la tête d’une armée nombreuse, délivré de ses ennemis intérieurs, obéi de son peuple, et, soit par intérêt, soit par crainte, commandant la fidélité de ses alliés. Il venait de réunir dans une ligue dont il était le chef tous les rois de l’Espagne contre l’Aragon[1].

Peu de jours après cette entrevue, vers le milieu de juin 1362, le roi de Navarre, peut-être pour gagner du temps et retarder de quelques jours la prise d’armes, à laquelle on le contraignait, envoya son héraut défier le roi d’Aragon, c’est-à-dire lui déclarer la guerre[2]. Le prétexte qu’il alléguait était des plus frivoles. Charles se plaignait que, prisonnier du roi de France, il se fût en vain adressé à Pierre IV pour obtenir une diversion en sa faveur. Aux termes des traités, disait-il, le roi d’Aragon aurait dû faire la guerre à la France, et, par son manque de foi, avait rompu lui-même son alliance avec la Navarre[3].

Don Pèdre ne s’embarrassa pas de telles formalités. A peine eut-il congédié le roi de Navarre, qu’il mit toutes ses troupes en mouvement. Dès les premiers jours de juin, le bas Aragon était envahi. Nombre de villes et de châteaux se rendirent sans essayer de se défendre, ou bien furent emportés à la première attaque. Calatayud fut la seule ville qui osa résister. Elle n’avait pas de garnison ; mais les bourgeois étaient résolus et dévoués ; ils virent sans effroi la nombreuse armée castillanne se déployer autour de leurs murailles. Trente mille hommes

  1. Ayala, p. 353 et suiv.
  2. Le 14 juin 1362. Don J. Yanguas. Ant, de Nav., t. III, p. 100.
  3. Zurita, t. II, p. 312.