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grand nombre, et qu’ils sauraient s’ouvrir un chemin jusqu’en Castille.

Pour repousser ce flot de barbares, il fallait des forces considérables, et l’imminence du danger obligea sans doute les cortès à fournir au roi les ressources nécessaires à un armement général. Il dirigea rapidement la plupart de ses troupes sur les confins de l’Aragon et de la Navarre, débouché probable des aventuriers venant de France, car la province de Guyenne, gouvernée par le belliqueux Édouard, prince de Galles, était respectée par les chefs des compagnies. Sujets anglais pour la plupart, et protégés plus ou moins ouvertement par le roi d’Angleterre, il n’y avait pas d’apparence qu’ils osassent traverser la Guyenne pour attaquer la Castille par le nord-ouest. Don Pèdre publiait qu’il allait se concerter avec le roi de Navarre pour de grandes mesures commandées par le salut commun. Depuis plusieurs mois, le fléau dont le roi signalait l’approche préoccupait tous les esprits, et personne ne soupçonna que la concentration d’une armée dans le nord-est de la Castille eût un autre motif. L’audace des compagnies d’aventure était connue dans toute l’Europe, aussi bien que l’habileté de leurs capitaines. Souverains d’un peuple de nomades intrépides, ils pouvaient les conduire au travers de tous les dangers en leur montrant l’espoir d’un riche butin. On n’ignorait pas d’ailleurs que le comte de Trastamare avait formé d’étroites liaisons avec les chefs des principales bandes. Son nom pouvait les réunir en une puissante armée, et il était à craindre que le roi de France, intéressé à éloigner de ses états ces hordes dévastatrices, ne fournît au Comte les moyens de se les attacher et de les précipiter sur la Castille.

Don Pèdre, parti de Séville avec une brillante suite, s’avançait à grandes journées vers le nord, précédé par ses ambassadeurs chargés de négocier avec Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, une alliance offensive et défensive. En ce moment, aucune offre ne pouvait être plus agréable à ce prince, brouillé avec la France et menacé de se voir enlever par elle ses domaines en Normandie et au nord des Pyrénées. En outre, la Navarre proprement dite était plus exposée qu’aucune autre province de l’Espagne aux incursions des compagnies ; elle devait soutenir leur premier effort. Aussi Charles souscrivit-il avec empressement à tous les articles que lui faisait proposer son puissant voisin. Il se rendit même à Soria, sur le territoire castillan, accompagné des principaux seigneurs de sa cour, parmi lesquels on remarquait le captal de Buch, capitaine illustre, qui s’était signalé en combattant sous les drapeaux anglais. Accueilli avec la plus grande courtoisie, Charles ratifia le traité que les envoyés de Castille venaient de lui soumettre. Les deux rois firent alliance et amitié envers et contre tous, s’engageant, par des sermens solennels, à s’entr’aider dans toutes leurs guerres, et, clause remarquable, à se livrer mutuellement leurs émigrés[1]. Le Navarrais croyait le traité tout à son avantage. Souverain d’un pays pauvre et peu étendu, il acquérait la protection du plus puissant des rois de la Péninsule. Menacé d’une guerre avec la France, pour un intérêt particulier à sa maison, il engageait dans sa querelle un prince qui avait une marine formidable et des troupes aguerries. Mais il ne tarda pas à connaître le prix que don Pèdre mettait à sa protection. Après l’échange ordinaire de sermens prêtés la main sur les saints Évangiles, don Pèdre mena Charles à l’écart dans une salle de son palais. Là, en présence de quelques seigneurs, confidens intimes des deux princes, il lui révéla brusquement ses intentions : — « Roi, mon frère, dit-il, nous venons de jurer que le premier de nous qui aurait guerre serait aidé par son allié. Sachez que dès aujourd’hui je réclame de vous l’exécution de vos promesses. Vous ne l’ignorez pas, ce fut bien à contre-cœur que j’ai donné la paix au roi d’Aragon. Attaqué par l’usurpateur de Grenade, il m’a fallu consentir à une trêve avec l’Aragonais pour épargner à l’Andalousie les ravages des Maures qui allaient l’envahir. Cette paix m’a coûté cher, car il m’a fallu rendre maintes villes et maints châteaux gagnés par mes armes. Mais je prétends les reprendre. Je veux m’indemniser de ce que m’a coûté cette guerre qu’il m’a faite à sa honte, et je compte que, fidèle à vos sermens, vous m’aiderez, dans cette entreprise, de vos armes et de votre corps. »

À ces paroles, le roi de Navarre tout troublé répondit en balbutiant pour demander la permission d’en conférer avec les seigneurs de son

  1. Don José Yanguas y Miranda. Diccionario de Antigñedades de Navarra, t. III, p. 99. Le traité fut fait à Estella, entre les plénipotentiaires des deux rois, le 22 mai 1362, et ratifié par don Pèdre à Carascosa, le 2 juin suivant.