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la Péninsule. Les relations que le comte de Trastamare avait conservées avec quelques-uns d’entre eux, les promesses du roi d’Aragon, celles du roi de France et du pape, enfin quelques subsides distribués à propos, avaient rallié les différentes bandes et leur avaient fait accueillir avec joie le projet d’une invasion en Castille. Le roi de France surtout, plus intéressé que personne à débarrasser son pays de ces hôtes incommodes, avait puissamment secondé les sollicitations pressantes de don Henri et du roi d’Aragon. Lui-même avait donné un chef aux aventuriers, et ce chef était l’homme en qui reposait toute sa confiance, le meilleur de ses capitaines, le fameux Bertrand Du Guesclin. A lui seul, en effet, convenait la difficile mission d’organiser une armée avec ces hordes de pillards, de les discipliner et de les entraîner loin du pays qu’elles dévastaient, pour tenter une entreprise hasardeuse et chercher un profit incertain.

Issu d’une famille illustre de Bretagne, Du Guesclin s’était attaché de bonne heure à la maison de France, et la servait avec le plus entier dévouement. Toute sa vie se passa en efforts pour accomplir la fusion en une monarchie puissante des nombreuses seigneuries qu’une vassalité équivoque rattachait à la couronne. Il paraît avoir eu cette vertu oubliée au moyen-âge, le patriotisme ; non point cette affection étroite à une province, à une ville, mais un dévouement éclairé au bonheur et à la gloire d’un grand peuple. Né Breton, il s’était fait Français. Son courage, son activité, son adresse aux exercices militaires, ses succès et ses revers même lui avaient acquis, jeune encore, le renom d’une bonne lance et d’un capitaine consommé. Sous des traits grossiers et ignobles, sous l’apparence d’une vigueur brutale, il cachait une finesse profonde et savait être, comme le général de Macchiavel, tour à tour lion et renard. Dans les camps, ses larges épaules, son corps ossu, son visage noir et brûlé par le soleil, ses poings énormes[1], qui faisaient voltiger une lourde hache d’armes comme un léger roseau, imposaient le respect aux gens de guerre à une époque où le poids des armures faisait de la force physique la première qualité du soldat. Dans les conseils, il était avisé, souple, quelquefois éloquent, mêlant à propos l’audace à la prudence, et se faisant pardonner son bon sens par des bouffonneries. Pauvre capitaine d’aventure, il sut toujours commander l’obéissance des grands seigneurs que la volonté du roi lui donnait pour lieutenans, et telle était son adresse à ménager toutes les susceptibilités d’une noblesse orgueilleuse et indisciplinée, que les faveurs dont il fut comblé

  1. Li uns à autre dit : il est bien aprestez
    Pour meurdrire marchans, maints en a desrobez.
    Regardez qu’il est fort, con a les poins carrez !
    Il est fort et poissant et moult noir et halez.
    Chronique en vers de Du Guesclin, v. 1619.