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du padre Martini avec Farinelli, qui, montrant du doigt au voyageur anglais les livres du savant italien, lui dit : « Ce qu’il a fait restera, tandis que personne n’aura une idée exacte du talent que j’ai possédé, et mon nom s’effacera aussi vite de la mémoire des hommes que les transports d’admiration dont j’ai été l’objet pendant quarante ans de ma vie. » Celui qui s’exprimait ainsi était cependant l’un des plus grands virtuoses qui eussent jamais existé. La réflexion de Farinelli sur la fragilité de ces gloires bruyantes, sur le sort réservé à ces artistes divins qui, après avoir enivré les générations contemporaines et les avoir tenues suspendues à leurs lèvres inspirées, échappent à peine à un éternel oubli, est aussi vraie qu’elle est triste. Le temps, qui répare tant d’injustices, nous semble être ici bien rigoureux. L’art d’émouvoir par les inflexions de la voix humaine, dans le cadre d’une action dramatique, est un art très compliqué ; il exige de celui qui veut y exceller les qualités les plus rares. Si l’on savait tout ce qu’il faut d’étude et de patience avant qu’un chanteur parvienne à maîtriser son organe et à exprimer avec fidélité les sentimens qu’il éprouve ! Le son qui s’envole de ses lèvres, tout imprégné, pour ainsi dire, de l’essence de son ame et reflétant les mille couleurs de la passion, a été, comme le diamant, soumis ; pendant des années, à la lime du lapidaire. Des artistes éminens, Guadagni, Pacchiarotti, Ansani ou Mme Pisaroni, dépensent à l’édification d’une gloire éphémère un ensemble de qualités qui suffiraient à la création d’une œuvre durable, et après de longues années de lutte, après avoir consumé des trésors d’intelligence et de sensibilité, après mille triomphes où ils ont vu à leurs pieds les puissans de la terre, ces grands chanteurs s’éteignent dans une vieillesse solitaire, entourés seulement de quelques souvenirs charmans, ayant traversé la vie comme un rêve d’amour.

La raison d’une si triste destinée, on la devine : c’est qu’il est presque impossible d’écrire l’histoire de ces oiseaux de paradis au mélodieux ramage. Le mot de Farinelli n’est que trop vrai. Comment transmettre à la postérité, par la froide parole, une inflexion de voix, un regard, un geste, une pause, ces mille nuances de l’art et de la beauté qui caractérisent le style d’un grand virtuose ? Il serait plus aisé de fixer la lumière et de peser la chaleur. Pour donner une idée, même très imparfaite, du talent d’un Rubini, par exemple, il ne suffirait pas de dire quelles étaient l’étendue et la flexibilité de sa voix, la musique qu’il aimait à interpréter ; il faudrait encore tenir compte des qualités mystérieuses du timbre, du tissu plus ou moins serré de la vocalisation, du temps où l’artiste a vécu, de la révolution musicale qui l’a produit ou dont il a pu être le promoteur, car il y a eu des chanteurs de génie qui ont aidé à l’éclosion d’une nouvelle forme de l’art. On voit que pour peindre ces visages charmans, pour en reproduire les contours avec la morbidesse de la vie et tous les caprices de la lumière, ce ne serait pas assez d’une main délicate et de la sagacité d’un critique jointe à la sensibilité d’un poète ; il faudrait encore une connaissance approfondie de la musique, de son histoire, et surtout de l’art de chanter. En remplissant au moins quelques-unes de ces conditions, on pourrait essayer de ranimer les plus belles de ces images adorées dont le temps a déjà terni les couleurs ; on réussirait peut-être à réveiller pour quelques grands virtuoses un peu de cette admiration passionnée dont ils furent l’objet, negli anni felici. Quelque difficile que soit une pareille tâche, la critique ne doit négliger aucun effort pour en surmonter les obstacles.