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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/460

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reine doña Leonor d’Aragon, sa tante, sœur du roi don Alphonse, son père ; il a tué doña Juana et doña Isabel de Lara, filles de don Juan « Nuñez, seigneur de Biscaïe, ses cousines ; il a tué doña Blanca de Villena, fille de don Fernand, seigneur de Villena, afin d’hériter des terres de ces nobles dames, et s’en est emparé à bon escient ; il a tué trois de ses frères, don Fadrique, maître de Saint-Jacques, don Juan et don Pèdre ; il a tué don Martin Gil, seigneur d’Alburquerque ; il a tué l’infant d’Aragon, don Juan, son cousin ; il a tué plusieurs chevaliers et écuyers des principaux de ces royaumes ; il a tué ou pris à force plusieurs dames ou damoiselles, quelques-unes mariées ; il a usurpé les droits du pape et des prélats. » Pour lesquels excès, qu’il serait trop long de rapporter, Dieu, dans sa merci, a fait que tout le royaume en a montré son ressentiment, afin que le mal ne s’accrût chaque jour davantage. Et tandis que dans sa seigneurie il ne trouvait pas un homme qui ne lui fût obéissant, tandis que tous s’empressaient à le servir et l’aider pour la défense de ses états, Dieu a rendu contre lui sa sentence, en sorte que de sa propre volonté, abandonnant son royaume, il s’est enfui. De son départ, les royaumes de Castille et de Leon ont eu grande reconnaissance et allégresse, louant Dieu, dans sa miséricorde, de les avoir délivrés d’un seigneur si dur et si redouté. Librement alors et de leur propre volonté, tous sont venus à nous, et nous ont choisi pour leur roi et seigneur, autant les prélats que les chevaliers, les gentilshommes, les communes et les villes du royaume. « Ce n’est point un fait dont il se faille émerveiller, car au temps des Goths, qui conquirent l’Espagne, desquels sommes issus, telle était la coutume. Ils prirent et prenaient pour roi qui mieux leur semblait digne de les gouverner. Cette loi s’est long-temps gardée en Espagne et s’y observe encore aujourd’hui, si bien que, du vivant du roi, on prête serment à son fils aîné, ce qui n’a lieu dans aucun autre royaume de la chrétienté. » Pourtant, et à ces causes dessus dites, nous tenons que nous avons droit à ce royaume, qui nous a été donné par la volonté de Dieu et de tous, et que vous n’avez nul motif juste pour aller à l’encontre. Et, s’il faut livrer bataille, combien que, quant à nous, il nous en déplaise, l’honneur commande que nous mettions notre corps en avant pour la défense de ces royaumes, à qui nous sommes si étroitement tenu, contre quiconque les viendrait assaillir. Pour quoi, par cette présente lettre, vous avisons, au nom de Dieu et de l’apôtre saint Jacques, que vous n’ayez à entrer ainsi à grande puissance en nos états, car, le faisant, nous ne pourrions qu’entendre à les protéger par les armes. — Écrit de notre camp de Najera, le second jour d’avril 1367[1]. »

  1. Ayala, p. 450 et suiv. Abrev. — J’ai suivi pour la lettre de don Henri la leçon que fournit le manuscrit d’Ayala désigné sous le nom d’Abreviada, bien que la leçon des autres manuscrits soit confirmée par l’autorité de Rymer. Je m’empresse de dire que, malgré les recherches que j’ai fait faire à Londres, il m’a été impossible de découvrir la pièce originale ou la copie dont s’est servi le savant diplomatiste anglais. La lettre publiée par Rymer, semblable pour le fond à celle que je traduis, en diffère cependant notablement par les détails. Il n’y est point fait mention de cette longue série d’assassinats imputés à don Pèdre, ni du droit, particulier aux Espagnols, de se choisir leur roi. Or, il serait difficile d’imaginer par quel intérêt Ayala aurait dans sa première rédaction altéré la lettre de don Henri par ces additions remarquables, tandis qu’on s’explique naturellement, comment, lorsque la question de la succession à la couronne de Castille eut été résolue définitivement par le mariage d’une petite-fille de don Pèdre avec l’infant don Henri (de la maison de Trastamare), on aurait supprimé certaines allusions à des événemens que d’un commun accord on désirait laisser dans l’oubli. En un mot, la lettre transcrite de la chronique abrégée d’Ayala m’a paru plus vraisemblable que le texte de Rymer, parce qu’elle porte le caractère des passions du temps, et qu’elle semble un manifeste convenable à un prince dans la position équivoque où se trouvait don Henri. Il est évident qu’un usurpateur devait invoquer les vieilles lois gothiques qui donnent au peuple le droit d’élire leurs souverains, tandis que ses successeurs, affermis sur le trône, avaient maintes raisons pour oublier ces mêmes lois. J’ai marqué par des guillemets les passages de l’Abreviada qui ne se trouvent point dans Rymer ni dans l’édition vulgaire d’Ayala.