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frère sous lui. Il cherchait une arme pour le percer, lorsqu’un chevalier aragonais, le vicomte de Rocaberti, saisissant don Pèdre par un pied, le renverse de côté, en sorte que don Henri, qui l’étreignait toujours, se trouve en dessus. Il ramasse son poignard, soulève la cotte de mailles du roi, et le lui plonge dans le côté en remontant le coup. Les bras de don Pèdre cessent de presser son ennemi, et don Henri se dégage, pendant que plusieurs de ses gens achèvent le moribond. Parmi les chevaliers qui accompagnaient don Pèdre, deux seulement, un Castillan et un Anglais, essayèrent de le défendre. Ils furent mis en pièces. Les autres se rendirent sans résistance et furent humainement traités par les capitaines français[1]. Don Henri fit trancher la tête de son frère et l’envoya à Séville[2].


IX.

Ainsi périt don Pèdre par la main de son frère à l’âge de trente-cinq ans et sept mois. Il était d’une taille avantageuse, robuste et bien proportionné. Ses traits étaient réguliers, et son teint clair et frais. Si l’on en juge par sa statue peinte, qui existe encore à Madrid dans le couvent des religieuses de Saint-Dominique[3], il avait les yeux et les cheveux noirs, contrairement à la tradition qui lui donne des yeux bleus et une chevelure d’un blond ardent. Il était prodigieusement actif et passionné pour tous les exercices violens ; d’une sobriété extraordinaire, même dans son pays, où les excès de la table sont inconnus. Quelques heures de sommeil lui suffisaient. Il parlait facilement et avec grace, mais il conserva toujours cette prononciation un peu mignarde, particulière aux Sévillans. Élevé sous le soleil brûlant de l’Andalousie, entouré de

  1. Suivant la tradition populaire, un des aventuriers, trouvant sans doute que ce duel de deux rois était un spectacle à voir, s’écria : « Franc jeu ! » Du Guesclin, suivant une autre version, aurait renversé don Pèdre en disant : « Je ne fais ni ne défais des rois, mais je sers mon seigneur. » On sait que les légendes populaires mettent toujours en scène les personnages héroïques. Le vicomte de Rocaberti est nommé par Froissart et par un auteur catalan anonyme cité par M. Llaguno, ad Ayala, p. 555. — Cfr. Froissart, chap. 254. — Molina, Description del regno de Galicia, cité par Argote de Molina, attribue la même action et les mêmes paroles à un écuyer de don Henri, nommé Fernand Perez de Andrada, qui reçut, dit-on, en récompense, des châteaux et des terres. — V. Romances del rey don Pedro. — Froissart, dans son récit de l’aventure, ne parle pas des négociations entre don Pèdre et Du Guesclin. La mort du premier, suivant le chroniqueur français, aurait été toute fortuite. Malheureusement les apparences sont fort contraires à cette version, et les faveurs extraordinaires prodiguées par don Henri à Du Guesclin ne confirment que trop la relation d’Ayala.
  2. Carbonell, p. 197, v.
  3. Cette statue, outre qu’elle a un caractère d’individualité remarquable, peut inspirer d’autant plus de confiance, qu’elle a été exécutée par l’ordre de la petite-fille de don Pèdre, doña Constance de Castille, prieure de Saint-Dominique.