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la terreur qu’inspiraient ses nombreux châtimens, sa puissance s’écroula comme un édifice bâti sur le sable. L’anarchie féodale reprit le dessus, et le despote se trouva désarmé au milieu de ses esclaves. Dès ce moment, son prestige fut détruit. Vainement une armée anglaise le rétablit sur le trône, il en tomba dès qu’elle eut repassé les monts.

Trois princes du nom de Pierre ont régné en même temps dans la Péninsule ; tous trois reçurent de leurs contemporains le surnom de Pierre-le-Cruel. Ils visaient au même but : celui d’abattre le pouvoir des grands vassaux, de mettre fin à l’anarchie féodale. On se tromperait gravement à supposer à ces rois la moindre préoccupation patriotique. Ils n’eurent d’autre mobile que leur ambition ; pourtant don Pèdre de Castille, plus que ses homonymes, paraît avoir rêvé la gloire, l’ordre et la grandeur de son pays. Je ne sache pas d’autre souverain lui à cette époque eût dit : Plutôt le triomphe de mon ennemi que le démembrement du royaume

Aux malheurs de sa situation particulière, don Pèdre ajouta de grandes fautes. Il fut trop violent, trop inflexible dans ses projets, cédant toujours à la passion du moment au lieu d’écouter les conseils de la prudence. Il aurait dû chercher à diviser ses ennemis ; il les réunit au contraire sans mesurer ses forces. Seul, il voulut faire tête à la noblesse, au clergé, à de puissans voisins. L’entreprise qu’il tenta était peut-être impossible à l’époque où il osait la concevoir ; mais il prépara l’élévation du pouvoir royal en Espagne, et, lorsque le temps fut venu de délivrer à jamais le pays de la tyrannie des grands vassaux, on se souvint de don Pèdre et de son audace. Les Rois Catholiques, qui, plus heureux que lui, accomplirent l’œuvre qu’il avait commencée par ses mains, apprécièrent son courage et les obstacles contre lesquels il se brisa. La reine Isabelle, protestant la première contre le surnom qui flétrit sa mémoire, ne voulut pas qu’on dît Pèdre-le-Cruel ; mais, d’accord avec le peuple, qui ne perd jamais le souvenir des princes qui lui ont fait quelque bien, elle l’appela Pèdre-le-Justicier.


P. MÉRIMÉE.