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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/553

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c’est-à-dire en faveur du patron ; mais les élections n’avaient lieu qu’à de longs intervalles : que faire pour le patron pendant le reste du temps ? Il fallait l’aller saluer chaque matin et défiler processionnellement devant lui. Dans cette visite, on devait être en toge, pour lui faire honneur ; la tunique seule eût été inconvenante ; la toge était l’habit noir des Romains. De plus, les cliens escortaient le patron quand il sortait, car un grand de Rome se reconnaissait à la longue suite de gens qu’il traînait après lui. Enfin on devait partout chanter ses louanges et lui prodiguer les plus plates flatteries ; c’était tous les jours la répétition des mêmes bassesses ; il fallait être doué d’une vanité robuste pour subir sans dégoût cette monotonie d’adulation, mais il paraît qu’on y résistait. On sait que Zadig entreprend de guérir la vanité de l’itimadoulet de Médie en apostant des gens chargés de s’écrier, chaque fois qu’il ouvre la bouche : Il va avoir raison, — il a raison, — il a eu raison. Il semble que ce moyen curatif aurait mal réussi à Rome, et je sais, à Paris, des gens sur lesquels il est sans efficacité. L’itimadoulet de Médie fut radicalement guéri de sa vanité, à ce que prétend Voltaire ; j’ai peine à le croire, et je crains que, dans cette occasion, Voltaire n’ait eu trop bonne opinion de la nature humaine ; c’est peut-être la seule fois que cela lui soit arrivé.

On voit que, si le métier de patron était dispendieux, celui de client était un peu rude. Et tout cela, dit amèrement Juvénal, qui revient souvent sur la misère des cliens, tout cela pour un méchant dîner ! C’est ici qu’il faut s’écrier avec Napoléon : C’est le ventre qui fait mouvoir le monde[1] ! Cela était plus rigoureusement vrai à Rome qu’à Paris. Ce n’était pas qu’on n’eût souvent protesté contre ces scandales ; on avait fait des lois contre la vénalité, mais ces lois étaient impuissantes. Virgile, qui, comme Dante dans son Enfer, fut un assez bon justicier de tous les crimes publics, n’a-t-il pas dit dans son énumération des coupables :

Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem
Imposuit ; fixit leges pretio atque refixit.


« Ce damné a vendu sa patrie, et lui a donné un maître ; il a fait et défait des lois par intérêt. » Néanmoins le courant des mœurs publiques était plus fort que la voix des sages. D’ailleurs, l’or était depuis long-temps en grand honneur à Rome ; les vieux Romains, Caton l’Ancien tout le

  1. « Tristan (le petit Montholon) est fort paresseux. Il avouait à l’empereur qu’il ne travaillait pas tous les jours. — Ne manges-tu pas tous les jours ? disait l’empereur. — Oui, sire. — Eh bien ! tu dois travailler tous les jours, car on ne doit pas manger si l’on ne travaille pas. — Oh bien ! en ce cas, je travaillerai tous les jours, disait vivement l’enfant. — Voilà bien l’influence du petit ventre ! disait l’empereur en tapant sur celui de Tristan ; c’est la faim, c’est le petit ventre qui fait mouvoir le monde ! » (Mémorial.)