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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/565

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manger vos légumes, moi j’aime à manger des murènes que j’engraisse en leur jetant des esclaves à dévorer ; nos goûts diffèrent, mais nous appliquons exactement le même principe : vous aimez la vertu ? moi, j’aime le vice ; ou plutôt il n’y a plus ni vice ni vertu, mais seulement de la peine et du plaisir. — Quant au précepte d’Épicure de s’éloigner des affaires publiques et de vivre dans une philosophique indifférence à l’image des dieux, M. Legris trouve qu’au milieu de ces agitations politiques c’est de la sagesse ; je ne puis y voir qu’un égoïsme parfait le stoïcisme était préférable, quand il commandait au sage la vie active. L’erreur vaut mieux que l’indifférence, elle fait du moins plus d’honneur à l’espèce humaine, ou plutôt cette indifférence n’est-elle pas la plus grave de toutes les erreurs, puisqu’elle suppose ou que la vérité n’existe nulle part, ou que, si elle existe, on n’est pas obligé de la chercher ? Cette maxime d’Épicure est celle des lâches en temps de révolution ; grace à elle, on réussit à vivre comme Sieyès, mais c’est avec ce beau système que s’accomplissent tous les maux du monde. Il est à noter que, dans les grandes misères sociales, ce sont presque toujours les minorités qui écrasent la majorité ; les masses se composent d’insoucians, d’épicuriens sans le savoir. Il faut moins en vouloir à ceux qui font le mal qu’à ceux qui le laissent faire : les premiers ont souvent pour excuse la passion, le fanatisme ; les autres n’ont d’autre excuse que leur égoïsme et leur lâcheté.

L’épicurien Lucrèce est donc, selon M. Legris, un novateur déterminé. Il s’est chargé de détruire deux puissances souveraines, les augures et les courtisanes[1] ; c’est ainsi que commence le renversement du vieux monde romain. Pour les augures, soit ! C’était œuvre d’opposition politique que de les attaquer. Les fonctions sacerdotales, accessibles d’abord aux seuls patriciens, avaient été long-temps une puissance politique, grace aux augures, qu’ils interprétaient selon les intérêts de leur parti. On n’y croyait plus depuis long-temps, et ce n’étaient pas les plébéiens qui avaient donné l’exemple de l’incrédulité ; c’était Appius Claudius Pulcher, qui faisait jeter à la mer les poulets sacrés ; c’était Marcellus, qui partait pour la guerre dans une litière fermée, de peur d’être obligé d’apercevoir le vol des oiseaux et de modifier, selon ces auspices, ses résolutions. A Rome comme chez nous, l’incrédulité a commencé par les hautes classes ; je veux bien qu’elles se soient aperçues un peu tard que leur scepticisme avait terriblement ébranlé leur crédit politique : il n’en est pas moins vrai que c’est par elles que commença le mouvement anti-religieux. Accordons que Lucrèce, en attaquant les augures, se soit montré l’adversaire du patriciat ; mais les courtisanes appartenaient-elles à un parti plutôt qu’à un autre ? Est-ce

  1. Tome I, p. 92.