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dans l’emportement des partis, loi dont ceux mêmes qui l’ont appliquée ne se rendaient peut-être pas bien compte, mais que l’historien impartial voit apparaître à distance dans sa majestueuse unité ; et cette loi, je le répète, c’est de soutenir contre tous les efforts de la curiosité humaine, contre toutes les subtilités de la dispute, contre toutes les déductions d’une logique étroite, contre les ambitions et les passions des individus, le dogme sauveur de la divinité de Jésus-Christ, principe, force, esprit de vie de la religion chrétienne.

Rien n’est plus beau que cet ouvrage de la sagesse des conciles ; mais, tout en l’admirant, il faut reconnaître que l’église n’ôtait pas les difficultés inhérentes au dogme : elle affirmait, elle n’expliquait pas ; elle écartait les négations sans en tarir la source. Aussi voyons-nous refleurir sans cesse les racines coupées du sabellianisme. Même à une époque de docilité extrême et de foi naïve, nous rencontrons des hommes tels que Amaury de Chartres, David de Dinant, lesquels osent soutenir, comme Sabellius, que les trois personnes de la Trinité ne sont que les noms divers d’un Dieu indivisible ; que si Dieu est en Jésus-Christ, il est en toutes choses, dans l’ame d’Ovide comme dans celle de saint Paul. Quelle était l’origine de ces doctrines si étonnantes par leur hardiesse ? Elle était dans ce courant d’idées panthéistes qui circule partout au moyen-âge, et qui, sous le nom suspect de Scott Érigène[1] ou sous le nom respecté de saint Denys l’aréopagite, mine sourdement l’orthodoxie.

Ainsi partout et toujours, dans les premiers siècles de l’église comme au moyen-âge, de Praxée à Sabellius et de Sabellius à Eutchès, de Denys l’aréopagite à Scott Érigène et de Scott Érigène à Amaury de Chartres, nous retrouvons sous des formes différentes le même effort vivace et persistant pour ramener le christianisme au panthéisme. Quel siècle était mieux préparé au retour d’une tentative semblable que celui de Michel Servet ? D’une part, cette idée jetée dans le monde par la réforme et qui faisait fermenter toutes les imaginations, que le christianisme avait été corrompu et qu’il fallait laisser là scholastique, théologie et conciles, pour retremper la religion aux pures sources de l’Évangile ; de l’autre, la renaissance de la philosophie néoplatonicienne et la fièvre du panthéisme partout répandue. Chose curieuse et vraiment unique, l’esprit humain, après douze siècles écoulés, retrouvait au temps de la réforme la même situation qu’avant le concile de Nicée. Mêmes causes, mêmes effets. Au sein d’un christianisme encore indécis, le souffle du panthéisme de l’Orient avait déchaîné l’audacieux génie de Sabellius. Au sein d’une réforme qui, en niant la tradition, remettait en question tous les dogmes chrétiens, cette

  1. Voyez sur Scott Erigène l’excellente monographie de M. Saint-René Taillandier.