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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/614

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violentes et hardies, trithéisme, paganisme, Cerbère à trois têtes ? En les écrivant, Servet écrivait sa sentence et allumait pour ainsi dire, de sa propre main la flamme de son bûcher.

A la place de cette Trinité qui révolte sa raison, que va cependant substituer le hardi réformateur du christianisme ? Il conçoit d’abord comme principe premier un Dieu parfaitement un, parfaitement simple, si simple et si un qu’à le prendre en lui-même il n’est ni intelligence, ni esprit, ni amour[1]. Toutefois, entre un tel Dieu retiré en soi dans sa simplicité inaltérable et ce flot d’existences mobiles, divisées, changeantes, il faut un lien, un intermédiaire. Cet intermédiaire, ce lien, pour Servet, ce sont les idées.

Les idées sont les types éternels des choses. Ce monde visible, où trop souvent s’arrêtent nos pensées et nos désirs, qui enchante notre imagination de ses riches couleurs, n’est qu’une image affaiblie d’un invisible et plus noble univers. S’il est dans la région des sens une chose entre toutes belle et féconde, c’est la lumière ; mais son fugitif éclat, toujours mêlé d’ombres, pâlit et s’éclipse devant les éternelles et pures splendeurs de la lumière incréée. Ces mêmes objets qui apparaissent dans notre monde sous la condition de la limite, du mélange et du mouvement, la pensée du vrai philosophe les contemple au sein du monde idéal, simples, infinis, immobiles, harmonieux.

Les idées ne sont pas seulement les modèles immuables, les essences abstraites des choses ; ce sont des principes substantiels et actifs[2] ; elles président à la fois à la connaissance et à l’existence ; en même temps qu’elles ordonnent le monde et règlent la pensée, elles soutiennent et vivifient toutes choses[3].

Ainsi l’invisible univers des idées, distinct de l’univers visible, n’en est point séparé ; il le pénètre et le remplit. De même, les idées ne sont point séparées de Dieu, bien qu’elles s’en distinguent. Elles sont le rayonnement éternel de Dieu, comme le monde sensible est le rayonnement éternel des idées. Ce que les idées sont aux choses, Dieu l’est aux idées elles-mêmes. Les choses trouvent leur essence et leur unité dans les idées ; les idées trouvent leur essence et leur unité en Dieu. Dieu, indivisible en soi, se divise dans les idées[4] ; les idées se divisent

  1. « Prareterea, ut hoc clarins intelligatur, dito quod ante creationem mandi Deus non erat lux, quia non potest dici lux nisi luceat. » (De Trin. Dial., I, p. 5. — Ibid., p. 6.)
  2. « Non solum in luce omnia reproesentantur, sed in luce omnia consistunt. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 122 de l’édition de Mead.)
  3. Christ. Rest., lib. IV, p. 123, 124 de Mead.
  4. « Habet itaque Deus infinitorum millium essentias, et infinitorum millium nataras, non metaphysice divisus, sed modis ineffabilibus. » (Christ. Rest., lib. IV, p. 128.)
    « Non solum innumerabilis est Deus ratione rerum, quibus communicatur, sed ration modorum ipsius deitetis. » (Christ. Rest., IV, 129.)