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alors un mystère, mais une absurdité palpable, une véritable énormité. Il faudrait dire, avec Spinoza, qu’en faisant Dieu homme, c’est comme si l’on voulait faire un cercle carré. Aussi certains hérétiques des premiers siècles avaient-ils pris le parti de considérer le Christ comme une sorte de fantôme, d’ombre humaine, qui servait simplement d’organe à Dieu. Ce Christ fantastique est trop déraisonnable pour qu’on s’y arrête sérieusement. Si donc le Christ a été un être réel, et si vous soutenez en même temps qu’il est Dieu, absolument parlant, vous tombez dans l’absurde en égalant l’Être des êtres à une créature, en circonscrivant la nature infinie de Dieu dans les limites de l’individualité, à moins que vous n’ajoutiez que Dieu est le Christ, comme il est Socrate, comme il est le dernier des hommes, comme il est la plante qui végète, l’eau qui s’écoute, le caillou que foulent mes pieds. Mais alors, je le répète, il n’y a plus une incarnation unique, surnaturelle, de Dieu en Christ ; il y a autant d’incarnations que d’individus réels. Dieu s’incarne partout et toujours. La vie de la nature n’est que la métamorphose infinie et incessante d’un seul et même principe qui devient tout, qui détruit tout, qui survit à tout, qui est tout. Alors aussi le Christ n’est tout au plus qu’une manifestation éminente, mais passagère de Dieu. On peut le placer dans la chapelle d’Alexandre Sévère avec Moïse, Orphée, Zoroastre, mais il ne faut plus l’appeler le fils de Dieu.

C’est donc pour maintenir la divinité du Christ, pierre angulaire du christianisme, que les conciles ont établi la distinction des deux natures. Servet n’entre pas dans cette pensée. Il ne veut pas reconnaître deux natures dans le Christ, et soutient que Jésus-Christ, comme homme, comme fils de Marie, est fils de Dieu, consubstantiel à Dieu. Sa chair est divine ; son ame, son esprit, tout en lui est divin. C’est ainsi qu’il entend et qu’il accepte le fameux Homousion de Nicée[1]. À ce compte, tous les êtres sont fils de Dieu ; toute la nature est consubstantielle à son principe, et par là même le Christ se trouve réduit à une incarnation particulière et déterminée de Dieu : l’arianisme et le sabellianisme se rencontrent.

La négation de la divinité du Christ, voilà la conséquence que la logique imposait à Michel Servet. L’a-t-il résolûment acceptée ? l’a-t-il nettement repoussée ? Ni l’un ni l’autre. Il a essayé de l’atténuer en l’acceptant. C’est ce qui fait l’obscurité de sa christologie. La clé de toutes les difficultés qu’elle présente, c’est qu’il veut être à la fois chrétien et panthéiste. Pour résoudre ce problème insoluble, pour reconnaître dans le Christ quelque chose de plus qu’un homme, sans y

  1. Christ. Rest., lib. II, p. 48 sqq. — « Caro Christi de coelo est, panis caelestis, de substantia Dei, et a Deo exivit. » (Lib. I, p. 15.) - « Sanguis Christi est Deus, sicut caro Christi est Deus, et anima Christi est Deus. » (Christ. Rest., p. 217 de Mead.)