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tous ces mérites, Lelewel n’a jamais eu le don qui fait les hommes publics, le don d’agir. Il ne l’avait pas plus dans l’émigration qu’il ne l’avait eu sur le terrain révolutionnaire. Stoïcien indomptable, Lelewel vit encore à Bruxelles, blanchi par l’âge et tout courbé, pauvre et portant la blouse, refusant les subsides du gouvernement belge, et gagnant son pain à donner des leçons ; mais cette fière vertu, qui honore son caractère privé, ne hâtait point d’un jour l’affranchissement de sa patrie. Il adressait des proclamations à la France, à l’Italie, à la Hongrie, à l’Allemagne ; il fondait des clubs ; il étudiait la numismatique du moyen-âge : les maîtres de la Pologne auraient dormi plus tranquilles s’ils n’avaient jamais eu affaire à d’autres ennemis.

Il en vint un enfin dont la pensée, plus vaste et plus hardie, devait imprimer un mouvement régénérateur à toute la propagande polonaise et donner le secret d’atteindre au cœur la mère patrie. Maurice Mochnacki publia l’Histoire de la révolution de Pologne. Ce livre contenait toute la substance des principes dont la Société démocratique s’est armée.

La vie de Maurice Mochnacki avait été une vie de dévouement. Divisés par la fureur des factions, adversaires souvent acharnés, les champions de la liberté polonaise se sont tous pourtant ressemblés par un trait commun : ils ont eu tous au fond de l’ame un même amour pour leur pays, ils ont aimé leur pays plus qu’eux-mêmes, et l’on n’assiste point sans émotion au noble spectacle de ces existences généreuses. Né en Gallicie, Maurice Mochnacki avait gémi de bonne heure sur l’oppression des paysans. Il était initié aux sociétés secrètes de Varsovie ; emprisonné comme suspect, condamné à bêcher avec les forçats le jardin de ce Belvédère qu’il devait enlever en 1830 à la tête de l’insurrection, battu et torturé sans qu’on pût lui arracher un mot, Mochnacki voulut cependant à la fin reconquérir la liberté. L’oppression conduit nécessairement les opprimés à se faire, vis-à-vis de leurs tyrans, une autre morale que la morale ordinaire. Sous le coup de persécutions effroyables, le mensonge et l’hypocrisie sont devenus plus d’une fois les ressources avec lesquelles le patriotisme a trompé la rage stupide des bourreaux. Mochnacki joua le repentir et même la trahison ; il écrivit pour ses geôliers un mémoire hostile à la Pologne. A peine sorti du cachot, il donnait le signal de l’insurrection dans la nuit du 29 novembre. Républicain tout ensemble énergique et modéré, inquiet de la direction que les aristocrates avaient prise, plus inquiet encore des menaces de l’anarchie, il s’efforça dès l’abord d’engager la révolution dans une arène assez vaste pour qu’elle y pût en quelque sorte d’elle-même dominer le désordre et pousser son gouvernement. Il voulait que l’autorité publique ne restât pas exclusivement aux mains des magnats, que l’on abolît le servage, que l’on donnât des terres aux paysans, que