Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et ils demandèrent insolemment au châtelain des femmes pour leur tenir compagnie dans leur nid d’aigles. Or, il n’y avait à Cabezon d’autres femmes que la châtelaine et sa fille. « Si vous ne nous les livrez pour en faire à notre plaisir, dirent-ils au gouverneur, nous quittons tous votre château, ou, mieux encore, nous en ouvrons la porte au roi de Castille. » En de telles nécessités, le code de l’honneur chevaleresque était précis. Au siège de Tarifa, Alonso Perez de Guzman, sommé de rendre la ville, sous peine de voir massacrer son fils à ses yeux, répondit aux Maures en leur jetant son épée pour égorger l’enfant[1]. Cette action, qui valut au gouverneur de Tarifa le surnom de Guzman-le-Bon, était une fazaña, un de ces précédens héroïques que tout prud’homme devait imiter. Permittitur homicidium filii potius quam deditio castelli, tel est l’axiome d’un docteur chevaleresque de cette époque. Le châtelain de Cabezon, aussi magnanime à sa manière que Guzman-le-Bon, fit en sorte que sa garnison ne songeât plus à l’abandonner. Cependant deux écuyers, moins pervers que leurs camarades, eurent horreur de leur trahison et s’échappèrent du château. Conduits au roi, ils lui racontèrent la mutinerie dont ils avaient été les témoins et les suites qu’elle avait eues. Don Pèdre, indigné, supplia aussitôt le gouverneur qu’il lui permît de faire justice des coupables. En échange de ces félons, il offrait dix gentilshommes de son armée, qui n’entreraient dans Cabezon qu’après avoir prêté le serment de défendre le château envers et contre tous, voire contre le roi lui-même, et de mourir à leur poste avec le commandant. Cette proposition ayant été acceptée, le roi fit écarteler les traîtres, dont les corps déchirés furent ensuite livrés aux flammes[2]. Sous les couleurs dont une imagination romanesque a orné cette aventure, il est difficile de démêler aujourd’hui la vérité de la fiction ; mais on y voit du moins l’opinion du peuple sur le caractère de don Pèdre, mélange bizarre de sentimens chevaleresques et d’amour de la justice poussé jusqu’à la férocité.

Don Pèdre, attribuant le rejet de son ultimatum par l’Aragonais aux intrigues des émigrés castillans et des mécontens de son royaume, ne respirait plus que vengeance. En présence même du légat, il rendit sentence de haute trahison contre l’infant don Fernand, Henri de Trastamare, Pedro et Gomez Carrillo, et quelques autres réfugiés, chevaliers de distinction. Ce fut, suivant Ayala, une grande faute politique, car, en ce moment même, plusieurs des bannis sollicitaient secrètement leur pardon et n’aspiraient qu’à se détacher d’une cause qu’ils croyaient perdue. Proscrits par leur seigneur naturel, et n’ayant plus d’espoir que dans le prince qui leur donnait asile, ils déployèrent à le servir un

  1. En 1294, Mariana, t. I, p. 849.
  2. Atalaya de las Cronicas, cité par M. Llaguno ; Ayala, p. 271.