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l’historien de cette guerre, et M. Alexandre Weill a bien fait de lui consacrer tout un chapitre. C’est l’esprit d’Ulric de Hutten, c’est son exemple et celui de ses amis, Franz de Silikingen, Hartmann de Kronenberg, qui anime les chefs de la révolte, et qui attire dans le camp des paysans tous les nobles qui se dévoueront pour leur cause. Florian Geyn, Goetz de Berlichingen, ne font que céder à l’impulsion toute-puissante d’Ulric. Le grand cri d’alarme qu’il pousse dans tous ses pamphlets retentit long-temps dans l’Allemagne du sud ; c’est cet appel impérieux qui fait sortir de leurs châteaux les jeunes gentilshommes de Souabe et de Franconie, et l’armée des paysans lui doit ses plus habiles généraux. Je regrette que M. Weill, dans son chapitre sur Ulric de Hutten, n’ait pas indiqué toutes les nuances du curieux portrait qu’il a essayé de tracer. Une histoire de la guerre des paysans doit s’ouvrir par une étude complète de ce vigoureux esprit. Il convient qu’Ulric de Hutten soit debout sur le seuil, avec sa plume et son épée, et que cette figure, éclairée vivement, projette ses rayons sur le récit tout entier. Le chef politique qui a manqué aux révoltés, je le trouve dans les Dialogues du brillant publiciste ; il y a là une suite, une conception arrêtée, une intelligence étendue et nette, qui auraient pu diriger le mouvement désordonné des paysans. M. Weill, si je ne me trompe, n’a guère vu que le côté remuant et belliqueux du génie de son héros. Il a peint énergiquement l’aventurier généreux, le soldat de toutes les causes libérales ; pourquoi a-t-il laissé dans l’ombre le politique, l’esprit lettré, qui ne repoussait pas toujours les conseils de la prudence ? Je ne comprends pas que ce joyeux livre, les Lettres des hommes obscurs, n’ait offert à M. Weill que « des pages virulentes, haletantes d’indignation. » Ces paroles sont bien inexactes. Comment M. Weill, avec son esprit vif et alerte, n’a-t-il pas été frappé par tout ce qu’il y a de gai et d’étincelant dans cet admirable pamphlet ? En général, l’ardent historien me semble trop disposé à exagérer le côté violent de son sujet, à supprimer les contrastes, à effacer les intimes détails qui font la vie. Ses figures, largement ébauchées, sont vagues et souvent fausses ; elles ont je ne sais quelle raideur déclamatoire. Certes, il n’y a aucune virulence, aucune indignation haletante dans les Epistolz obscurorum virorum, et les lettres de Mathieu Lèchemiel, de maître Jean Pellifex, de Bernard Plumilége au scientifique seigneur Ortuinus Gratins, sont bien certainement la comédie la plus bouffonne que l’Allemagne ait jamais produite.

Je retrouve dans le portrait de Thomas Münzer la même tendance à l’exagération. J’admets cette touche fière, cette vigueur dramatique ; je me demande pourtant si j’ai bien devant les yeux le bizarre et terrible agitateur dont l’influence a été si grande sur la révolte des paysans. Les historiens de cette guerre ont été très injustes pour Thomas Münzer ; ils ont presque tous répété les déclamations intéressées de Melanchton, ils ont jugé le redoutable chef sur les dépositions partiales d’un ennemi. M. Weill, qui a mis à profit les découvertes précieuses de l’écrivain Zimmermann, a pu rétablir hardiment l’intégrité altière, la sainteté farouche du chef des insurgés. Rien de mieux ; je crains seulement qu’il n’ait diminué l’originalité de cette grande figure, en l’éclairant d’une fausse lumière. A force de transfigurer son héros, M. Weill en fait un personnage impossible au XVIe siècle. Thomas Münzer devient un principe abstrait, un dogme, une vérité spirituelle ; l’homme s’idéalise à tel point qu’il disparaît, « Ce n’est