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Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 21.djvu/770

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produire au milieu des orages de la réforme religieuse, Luther, tout occupé de sa tâche, fut sans pitié pour les victimes de la longue oppression féodale. Reprocher au réformateur son indifférence pour les questions politiques, c’est reprocher à un homme d’état de ne pas être un grand capitaine. A chacun suffit son œuvre. La révolution immense que conduisait le docteur de Wittenberg exigeait son ame tout entière et le condamnait à de sanglantes injustices. La mission qu’il s’était donnée n’excuse pas assurément les cruautés de son langage, ses dénonciations calomnieuses, ses violences inouies contre les paysans ; mais elle excuse l’attitude qu’il a prise, elle justifie ses préoccupations jalouses pour l’église nouvelle que compromettaient les révoltes populaires. Ce reproche, qui ne peut s’adresser à Luther, qui donc doit-il frapper ? L’Allemagne elle-même. C’est l’impardonnable erreur de l’esprit allemand d’avoir séparé dans des circonstances si solennelles l’intérêt religieux de l’intérêt politique, et d’avoir laissé la société féodale s’emparer de la réforme. Je sais tout ce que l’on peut répondre ; déjà mûr pour la liberté religieuse, le peuple allemand ne l’était pas pour la liberté civile. Il y avait pourtant des barbaries, des iniquités établies par le moyen-âge, et qui devaient commencer à disparaître en même temps que la simonie et les exactions romaines. Quoi donc ! au moment où l’Allemagne rompait l’unité catholique, au moment où s’accomplissait cette séparation formidable, était-il possible qu’un peuple émancipé ainsi avec une audace sans exemple ne portât pas ses regards sur toutes les questions qui tenaient à la réforme de l’église ? Quand nous considérons de près ces événemens, nous dont l’histoire est si logique et si belle, rien ne nous étonne plus que cet incompréhensible mélange de hardiesse et de timidité, de révolte et d’oppression, de principes modernes et de préjugés séculaires. Il y avait long-temps que la féodalité française avait reçu les premiers coups dans cette lutte où elle devait périr : l’Allemagne se dégage aussi des liens du moyen-âge, mais son émancipation religieuse lui suffit ; les chefs de sa révolution s’unissent au pouvoir féodal ; ces fiers représentans du monde nouveau font alliance avec le génie condamné d’une société qui s’écroule. On sait quelles furent les suites d’une si étrange alliance. Puisque ni Luther, ni aucun des réformateurs n’avait osé associer les intérêts civils aux questions ecclésiastiques, il fallait que la révolution populaire éclatât quelque part, et, comme elle était livrée à elle-même, n’était-il pas inévitable qu’elle se montrât farouche, implacable, et que, traitée à son tour avec une cruauté odieuse, elle fût ajournée pour des siècles ? Telle est, en effet, l’origine et la destinée de cette commotion terrible qui s’appelle la guerre des paysans.

Il y eut pourtant quelques hommes, au commencement du XVIe siècle, qui comprirent tous les devoirs de la situation nouvelle. Il y eut des esprits nets et hardis qui songèrent aux intérêts politiques de la patrie et reprochèrent aux réformateurs le soin qu’ils mettaient à circonscrire la révolution dans le cercle des questions théologiques. C’est là l’honneur sérieux de ce turbulent gentilhomme dont toute la vie a été un combat pour la liberté de l’Allemagne, et qui, tenant aussi bien la plume que l’épée, charmait ou enflammait les esprits par ses joyeux pamphlets, en même temps qu’il se battait comme un lion au service des opprimés. Ulric de Hutten, c’est de lui que je parle, est certainement l’une des figures les plus curieuses de cette ardente époque, Bien qu’il soit trois mois ans avant le premier soulèvement des paysans, il ne saurait être oublié par