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réforme (Deutsche Geschichte im Zeitalter der Reformation). Par malheur, le célèbre écrivain nous a donné le droit d’être exigeant avec lui, et ce n’est pas une série de chroniques locales que nous attendions de ses éminentes facultés. On retrouvera dans les cinq volumes de M. Ranke toute la science, toute la finesse, qui ont été appréciées déjà dans ses travaux sur la papauté depuis le XVIe siècle, et sur les peuples du midi de l’Europe ; seulement, on regrettera comme nous que l’historien n’ait pas encore osé aborder cette grande et complète peinture à laquelle il serait si digne d’attacher son nom. L’ouvrage de M. Ranke n’embrasse même pas la première moitié du XVIe siècle ; l’auteur s’arrête en 1535. On sait quelle est la manière de M. Ranke, et comme il glisse habilement sur les parties connues de son sujet pour mieux mettre en relief les événemens ignorés, la politique secrète des états, maintes découvertes précieuses d’une érudition très avisée. Ceux qui chercheront dans ce livre des révélations importantes sur tel ou tel point de détail n’éprouveront pas de mécomptes. La double situation de la réforme, sa double lutte, contre Rome d’abord, puis contre la démocratie des paysans et des anabaptistes, y sont éclairées d’une lumière extrêmement vive. C’est surtout la seconde moitié du sujet, la moins banale, qui est étudiée avec prédilection par l’auteur. Après qu’il a exposé, et d’une manière neuve, les causes irrésistibles de la réforme, M. Ranke est surtout frappé des périls sans nombre qui menaçaient l’Allemagne au milieu d’une crise si profonde. Et en effet nous figurons-nous bien aujourd’hui ce que dut être, il y a trois cents ans, cette rupture avec Rome ? La main du souverain pontifie ne touchait-elle pas à tout ? Quand on retrancha au saint-siège la part énorme qu’il s’était faite, quelle brèche immense, quel ébranlement dans tout l’état ! Ce que M. Ranke veut savoir, c’est comment l’édifice de l’Allemagne put se soutenir, malgré une telle secousse. Voilà le vrai sujet de son travail ; c’est à ce grave problème qu’il a consacré les piquantes richesses de son érudition et la sagacité de son intelligence.

Toutefois, qu’il me soit permis de le redire en terminant, et que ces éloges mêmes m’autorisent à répéter ma plainte : M. Ranke nous doit mieux que des études particulières. Si M. Mignet, renonçant au grand travail que nous attendons, disséminait sa pensée et ne publiait que des fragmens ou des dissertations spéciales, nous aurions le droit de lui rappeler ses promesses. Telle est aussi notre situation à l’égard de M. Ranke. Une complète histoire du XVIe siècle ne peut manquer au XIXe. En effet, malgré les différences nécessaires, que de rapports, que de points de contact entre ces deux époques ! Espérons donc l’achèvement d’une tâche pour laquelle l’érudition et la pensée, en France comme en Allemagne, auront associé leurs efforts.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.