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un infortuné dans ses idées, dans ses livres, dans sa vie, respectez au moins son honneur. Prouvez qu’il professe un système absurde, téméraire, impie, mais ne contestez pas sa bonne foi. Dites qu’il blasphème, ne dites pas qu’il ment.

Cette sincérité dont vous voulez dépouiller votre ennemi, comme du seul bien qui lui reste, elle éclate partout : dans ses livres, où à vingt-deux ans d’intervalle, la même doctrine reparaît, toujours plus ardente et plus assurée ; dans ses lettres à Bucer et à OEcolampade, qu’il fatigue et irrite de ses objections persévérantes ; dans ses interrogatoires, où, en adoucissant quelquefois les formes de sa théorie, il en maintient expressément le fond ; dans son appel aux églises suisses, qu’il se flatte de ramener à ses sentimens ; enfin, dans son refus inébranlable de rien rétracter, avant et après la sentence mortelle. Vous ne voulez voir dans cette constance que l’opiniâtreté d’un orgueil qui refuse de s’humilier. Mais quoi ! Servet n’a-t-il pas consenti à faire fléchir devant vous cette fierté espagnole que vous lui imputez à crime ? ne l’avez-vous pas vu à vos pieds ? ne vous a-t-il pas demandé pardon ? Qu’est-ce qui luttait en lui contre vos instances, unies à celles de Farel, quand vous lui demandiez une abjuration, avec la vie pour récompense ? Était-ce encore l’orgueil ? Évidemment non. C’était sa conscience et sa foi.

Pour effacer ces marques éclatantes d’un véritable martyre, à quels misérables subterfuges avez-vous recours ? Vous lui reprochez d’avoir prié Dieu. Mais que pouvait faire, hélas ! cet infortuné, sans patrie, sans famille, sans un seul ami, en face de la mort la plus cruelle, sinon d’élever ses yeux vers le ciel, son unique asile, et d’invoquer le nom du divin maître qui a appris aux hommes à bien mourir ? Vous triomphez des gémissemens de la victime ; mais Jésus-Christ lui-même n’a-t-il point sué une sueur de sang au jardin des Oliviers ? Ne s’est-il point écrié : Mon père, éloignez de moi ce calice ?

Pourquoi, dites-vous, ne confessait-il pas sa croyance ? Était-il bâillonné ? Craignait-il qu’on lui coupât la langue ? — Reproche dérisoire autant qu’inhumain ! Ne semblerait-il pas qu’on faisait une grace à cet infortuné que le bourreau allait brûler vivant à petit feu, en ne le mutilant pas ! Et d’ailleurs, ce peuple qui entourait Servet était-il en état de le comprendre ? Lui-même avait-il la force de parler ? Après trois mois de captivité, livré au fond d’un cachot au plus affreux dénûment, pouvait-il sortir de ce corps martyrisé une voix capable de se faire entendre au peuple et de lutter contre celle de Farel ? Le refus obstiné qu’il opposait aux adjurations et aux menaces de ce fanatique n’était-il pas une protestation suffisante et une confession publique de sa foi ? C’est donc en vain que vous opposez à cette mort héroïque et touchante les scrupules affectés d’une théologie étroite. Avant d’être calviniste, il faut être homme. Au-dessus de toutes les communions particulières, il y a une