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Cette étrange révélation, qui dans la suite put passer pour une prophétie, n’était probablement que la rêverie d’un cerveau malade. La haine fanatique qu’inspirait à beaucoup de prêtres l’irréligion avérée du roi avait probablement exalté ce visionnaire, et il n’est pas surprenant qu’à la veille d’une bataille où les deux frères allaient se rencontrer l’épée à la main, il prédît une mort violente à celui que l’église avait condamné. Le roi, troublé d’abord par l’air inspiré et l’assurance du prêtre, s’imagina bientôt que c’était un émissaire de l’ennemi envoyé pour jeter le découragement parmi ses soldats. Il le menaça pour en obtenir des aveux. Ce fut en vain qu’on le pressa de nommer ceux qui l’avaient envoyé. A toutes les questions, le prêtre répondait imperturbablement qu’il ne tenait sa mission que de saint Dominique. Don Pèdre, irrité de son obstination, le fit brûler vif en tête de son camp[1].

Quoique naturellement superstitieux comme tous les hommes de son temps, le roi redoutait plus la malice de ses ennemis que le courroux des saints, et il poursuivit sa marche, bien résolu de combattre. Un vendredi, à la fin d’avril 1360, il découvrit l’armée du Comte en bataille, postée sur une colline en avant de Najera, et forte d’environ trois mille hommes, dont un tiers de cavalerie. Au sommet du mamelon occupé par les rebelles, on distinguait la tente du Comte et sa bannière flottant à côté de celle de don Tello, dont les vassaux étaient demeurés avec son frère. Sans attendre le reste de l’armée, l’avant-garde du roi chargea impétueusement, et du premier choc gagna la hauteur et s’empara des deux bannières. La troupe du Comte s’enfuit dans le plus grand désordre vers Najera, et la plupart des hommes d’armes, abandonnant leurs chevaux, se jetèrent dans les fossés, car en un moment le pont fut encombré par les fuyards. Don Henri lui-même ne put entrer dans la ville que par un trou de la muraille qu’on élargit pour le recevoir. La nuit empêcha don Pèdre de poursuivre son succès et d’exterminer le reste des rebelles. Satisfait de la journée, il fit sonner la retraite, et regagna son camp éloigné de Najera de quelques milles. Le lendemain matin, comme il en sortait à la tête de son armée pour donner l’assaut, il rencontra quelques-uns de ses génétaires revenant d’une escarmouche aux barrières de la ville. Le premier homme qui s’offrit à sa vue était un des écuyers de son hôtel ; il avait le visage baigné de pleurs et poussait des sanglots ; son oncle venait d’être tué à ses côtés. Encore souffrant de sa maladie, ému de la sinistre prédiction du prêtre et de sa persévérance à nommer saint Dominique au milieu des flammes, le roi crut voir un présage funeste dans la rencontre de cet homme désolé. Sa fermeté l’abandonna tout à coup. Ce fut en vain qu’on lui représenta la situation désespérée de

  1. Ayala, p. 305.